Transcription du podcast “C’est compliqué – Grosses et gros : face à l’assiette, même combat?” publié sur Slate Audio

Photo par @teresasuarezphoto lors de l’enregistrement du podcast.

Lors du Très Gros Festival, qui a eu lieu le 28 août au Wonderland à Paris, nous avons eu l’occasion d’enregistrer deux podcasts “C’est compliqué” animés par Lucile Bellan et publiés sur Slate Audio. Pour le premier podcast, “Grosses et gros : face à l’assiette, même combat ?”, nous avions invité·e·s autour de la table Ariane Grumbach, diététicienne anti-régime, Solenne Carof, sociologue et autrice de Grossophobie : sociologie d’une discrimination invisible, et Anouch, membre historique de Gras Politique.

Vous pouvez écouter le podcast, sur le site de Slate Audio : cliquez ici.

Dans un soucis d’accessibilité, nous avons fait appel à quelqu’un pour transcrire ces podcasts à l’écrit. Merci à Ploutre, @ploutre_ sur Twitter, de nous avoir transcrit ces podcasts. N’hésitez pas à faire appel à elle pour des missions de transcription.


Gras Politique

Slate Podcasts

C’est compliqué

Grosses et gros : face à l’assiette, même combat ?

http://www.slate.fr/audio/cest-complique/très-gros-festival-genre-alimentation-80

50’15

Transcription par @ploutre_


[Générique Slate podcast]

Lucile : Et bien bonjour à toutes et à tous ! Merci d’être là pour l’enregistrement de cet épisode hors-série du podcast « C’est compliqué ». Nous sommes au Wonderland pour le Très Gros Festival qui est super bien [applaudissements et “wouhous”], organisé par Gras Politique… Alors vous wouhou-ez pas pour Gras Politique ? [wouhous et applaudissements] Je suis Lucile Bellan et j’ai avec moi autour de la table Ariane Grumbach, diététicienne anti-régime défendant la diversité des corps.

Ariane : Absolument, bonjour !

Lucile : Solenn Caroff, sociologue et docteure de l’EHESS, maître de conférences Université Sorbonne et autrice aussi de Grossophobie, sociologie d’une discrimination invisible.

Solenn : Exactement, bonjour !

Lucile : Et puis Anouch, membre historique de Gras Politique.

Anouch : Bonjour ! Merci beaucoup.

Lucile : Alors pour cet épisode nous parlerons ensemble de genre et d’alimentation, et on va commencer un peu au début de la vie puisque ça commence quand on est enfant. On va parler de la façon dont on traite l’alimentation des petites filles par rapport à l’alimentation des petits garçons. D’ailleurs, je le précise, on va se tutoyer ce soir parce qu’on est un peu en famille. Ariane, est-ce qu’il y a une différence notable dans l’alimentation des petites filles et des petits garçons ?

Ariane : Je pense qu’en ce qui concerne les petites filles et petits garçons, pendant un certain nombre d’années il y a des choses qui se ressemblent et des choses qui sont différentes. Si le petit garçon ou la petite fille est dans une famille « normale » entre guillemets, où tout le monde mange normalement, ils vont avoir à peu près la même alimentation. Mais ce qu’il va se passer très vite c’est que la petite fille va intégrer – parce que la société, parce que très souvent sa mère – une idée que la minceur c’est bien. C’est des choses qu’on voit chez des petites filles de 6-7 ans, déjà, où on veut déjà ressembler à la petite fille la plus mince de la classe. Et si la mère en plus est au régime, se pèse tout le temps, est tout le temps en restriction, ça va être intégré encore plus. Donc la petite fille, même si elle mange normalement, va intégrer tout ça et ça ressortira un petit peu plus tard. Mais en termes d’alimentation il n’y a pas forcément de différence. Après je pense quand même que les remarques qui vont être faites vont être un peu plus stigmatisantes pour une petite fille. On me raconte des choses hallucinantes que disent les parents à leurs enfants : « grosse vache », des choses comme ça, des choses vraiment horribles. Je dirai que là où c’est un peu pareil – c’est à dire un petit garçon ou une petite fille qui sont gros – ils vont subir un peu de la même façon, malheureusement, toute la méchanceté, les moqueries des enfants à l’école, de l’environnement… il me semble qu’il n’y a pas trop de différences. Sachant qu’un enfant qui est gros, pour schématiser, il y a un peu trois raisons : soit c’est les parents qui le forcent à manger – moi je vois beaucoup d’enfants qui étaient tout maigre au départ et que les parents ont gavé – ça, ça dérègle complètement. Après il y a des enfants qui vont être dans des familles où on mange beaucoup. Et il y a des enfants qui ont des difficultés émotionnelles qui vont les faire grossir. Mais du coup, malheureusement, très souvent on ne s’occupe pas de la vraie cause de la prise de poids. On va très vite être dans la privation, le régime, aller voir un médecin, qui va dire « Oh la la, il ne faut plus manger ci, plus manger ça ». Ce qui, très souvent entraîne un cercle vicieux, parce qu’on l’a observé tout le temps : un enfant qu’on prive il mange en cachette, il trouve toujours une façon de manger.

Lucile : Qu’est-ce que tu en penses Anouch ? Est-ce que c’est quelque chose que vous étudiez avec Gras Politique par exemple ?

Anouch : Alors on l’étudie pas forcément, mais on le voit dans nos vies déjà, et dans les vies des gens qui viennent nous parler avec l’asso. Oui, souvent, on met les enfants beaucoup trop jeunes au régime, et ça mène forcément vers des TCA, en fait. Mettre un enfant de 5 ans au régime, c’est lui signer une carte d’adhérent avec des TCA… C’est malheureusement beaucoup trop courant de voir des petites filles souvent poussées par leur maman, qui ont elles-mêmes des problèmes avec leur propre poids, qui transfèrent sur leur fille, et sur leur fils aussi, quand ils sont enfants. Au niveau de la petite enfance, on a plutôt l’impression que c’est assez équilibré : la peur de devenir gros, et la peur que son enfant devienne gros est toute aussi importante chez un enfant garçon ou un enfant fille.

Lucile : C’est quelque chose que vous avez étudié Solenn Caroff dans le cadre de la grossophobie interne au cercle familial ?

Solenn : Oui, alors j’ai pas étudié explicitement la question des jeunes enfants, mais par contre c’est vrai que j’ai retrouvé énormément de choses qu’ont décrites Ariane et Anouch sur la mise au régime très précoce de petites filles, de même 5-6 ans comme disait Anouch. Qui vient effectivement souvent du fait que la maman elle-même a été stigmatisée pour sa corpulence et n’a pas envie que sa fille revive la même situation, donc en prévention la met au régime alors même que l’enfant n’a pas de problème particulier de poids. Donc il y a une sorte de restriction qui est faite, souvent sur certains produits alimentaires qui sont interdits dans la famille. Ce qui engendre une mise à l’écart, une forme d’exclusion de cet enfant par rapport aux autres frères et sœurs, aux autres frères en général, qui n’ont pas forcément le même regard de leurs parents, de leur maman. Après, ce qu’il faut noter, c’est que les normes de genre sont acquises très tôt chez les jeunes enfants de manière générale, sur la question de l’apparence physique, sur la question des jouets, ce qu’on a le droit de faire, la manière dont on se comporte, etc. Et même des enfants de trois, quatre ans commencent déjà à avoir des représentations de « qu’est-ce que j’ai le droit de faire en tant que petit garçon ou petite fille ». Et l’alimentation n’est pas complètement exclue de ce type d’incorporation de valeurs, de normes, etc. Ce qui fait que globalement, au fur et à mesure, comme le dit Ariane, très souvent ça ne se manifeste pas forcément dans les pratiques en tant que telles au début, mais au fur et à mesure. En particulier si les parents sont derrière et poussent à interdire certains produits alimentaires, les petites filles, puis les enfants puis les jeunes filles vont apprendre qu’en tant que femme, elles doivent manger différemment des garçons. Donc ça commence très tôt, en tout cas dans les croyances et pas forcément dans les pratiques en tant que telles, mais dans les croyances et dans ce que pensent ces enfants.

Lucile : On parle de régime pour les jeunes enfants, c’est quoi ? C’est des régimes inventés, c’est des aliments interdits ?

Ariane : Oui, alors je dirais qu’il va y avoir un peu une chance ou une malchance aussi : bien sûr il y a les parents, mais il y a aussi le milieu médical, c’est à dire « que va dire le pédiatre ? ». Et autant il y a des pédiatres qui vont être sages et plutôt bienveillants, qui vont dire « mais ne vous inquiétez pas, on va attendre jusqu’à l’adolescence, il y a beaucoup de choses qui se régulent dans le temps, etc. », autant il y a des pédiatres, voire le milieu scolaire, qui va dire « oh la la il faut faire attention » ou alors le pédiatre caricatural qui va dire « plus de gâteaux, plus de bonbons, plus de sodas, plus de ceci, plus de cela », ce qui créé effectivement la mise à l’écart de l’enfant. Je pense que le rôle des médecins est important et la relation que les parents vont avoir aussi avec le milieu médical – plus ou moins respecter ce qu’il va dire. Mais effectivement je rejoins ce que disait Solenn, c’est à dire que très souvent chez les parents ça part d’une bonne intention, c’est à dire « j’ai vécu des choses difficiles en tant qu’enfant gros, je ne veux pas que mon enfant revive la même chose » mais c’est complètement contre-performant, en fait.

Public : Est-ce que c’est quelque chose qui peut passer par l’école aussi ?

Ariane : Alors, ça peut l’être des fois. On me raconte que parfois c’est l’infirmière scolaire qui va mettre quelque chose dans le carnet. Il va y avoir une occasion : est-ce que c’est au sport, est-ce qu’on va peser les enfants… « doit faire attention ». Des fois il y a des enfants qui sont ronds mais qui ne sont absolument pas gros, qui n’ont aucun problème, mais tout à coup il va y avoir un mot, dans la famille, à l’école et tout, qui va stigmatiser. Et là c’est le début d’une escalade.

Anouch : J’allais dire que je suis concernée par les problèmes de grossophobie et de régimes en tant que personne grosse. Moi on m’a mis au régime à cinq ans, très vite, parce que le pédiatre a décrété que ma courbe était trop haute, c’était pas possible, et qu’il fallait m’envoyer chez un diététicien. Et on m’a mis au régime strict à cinq ans. Ça a évidemment donné lieu à beaucoup de tensions dans la famille et à beaucoup de tensions dans le rapport avec la nourriture, tout simplement. Donc, oui, ça part d’une bonne intention, forcément, puisque mes parents n’avaient pas envie que je vive ce que eux avaient vécu. Le résultat, il est pas très positif.

Lucile : Est-ce que tu penses que le fait que tu sois une petite fille ait joué ?

Anouch : Alors, oui, parce que j’avais un frère aussi, qui est plus jeune que moi, qui a été mis au régime mais plus tard.

Ariane : Il me semble que les garçons, peut-être qu’on va beaucoup plus les pousser à faire du sport. On va très vite leur dire – un petit garçon qui est un peu renfermé, qui est un peu dans son coin, qui est gros, qui du coup n’est pas à l’aise avec les autres, on va lui dire « allez fait du sport » et on va un peu le forcer sur le volet sport, il me semble.

Anouch : Oui, tout à fait, c’est exactement ce qu’il s’est passé dans ma famille.

Solenn : C’est quelque chose qu’on voit aussi à l’âge adulte, en l’occurrence. Globalement, sur la question du corps : la femme doit être mince, l’homme a une valorisation de la masse musculaire, donc un poids conséquent. En l’occurrence on le voit sur les forums d’hommes qui font de la muscu, du sport : le but est de prendre de la masse, ce qui est l’inverse total de ce qui est demandé aux femmes. C’est quelque chose qui continue vraiment ce rapport au sport. Il y a assez peu de temps, Serena Williams a fait une interview où elle dit même qu’il y a des femmes qui ont peur de faire du sport de haut niveau pour cette question de masse, de poids, de corps qui change et d’être masculinisées, de voir leur corps changer dans le regard de la société.

Ariane : Bien sûr, et pas que dans le sport de haut niveau. J’ai des patientes qui font du sport un petit peu à outrance, ou qui font des types de sport qui musclent beaucoup, ou qui ont une morphologie à prendre du muscle plutôt en volume, qui disent « mais je rentre plus dans mes jeans, je rentre plus dans mes pantalons parce que j’ai pris trop de muscle ». Effectivement il y a vraiment des stéréotypes : la femme doit être fine, l’homme doit être fort et musclé. D’ailleurs, moi j’ai quand même 90-95 % de femmes dans ma clientèle, ce qui montre bien la pression qu’il y a sur les femmes – ça c’est clair ; mais il y a de temps en temps des jeunes hommes qui m’appellent parce qu’ils sont maigres, et du coup ils ne correspondent pas aux stéréotypes et veulent grossir, donc en fait si on grossit on prend du gras, donc il faut plutôt faire du sport. Mais effectivement chez les hommes c’est vraiment la force et le muscle qui est beaucoup plus valorisée. Après je pense qu’il y a une question dont on va parler, qui est l’objectivation du corps de la femme.

Solenn : En fait c’est une objectivation différente de celle du corps de l’homme qui est plus performative, sportive, et puis valorisée, quand celui de la femme est…

Anouch : Alors est-ce qu’on peut parler d’objectivation du corps de l’homme ? J’en suis pas persuadée…

Ariane : C’est ça : la femme est objectivée, l’homme reste le sujet, il reste celui qui décide, il reste celui qu’il faut séduire. On peut parler du patriarcat, on sait dans quel monde on vit.

Anouch : On peut complètement en parler, c’est complètement lié, de toutes les manières. Le patriarcat est cause de beaucoup de problèmes de grossophobie, tout simplement.

Solenn : Peut-être juste pour rajouter un point sur ça en termes de satisfaction corporelle : ce que les études de statistiques vont montrer c’est que, par exemple, justement les femmes vont se sentir mal dans leur peau ou vont ne pas aimer leur corps et leur corpulence alors qu’elles ont une corpulence un petit peu au-dessus de la « norme médicale », avec des guillemets. Alors que les hommes – c’est effectivement comme dit Ariane, parfois des hommes, et même parfois des jeunes garçons ou des petits garçons – qui vont souffrir de l’inverse, c’est-à-dire d’être trop minces, maigres, ou trop petits en taille. Et là ils vont subir plutôt la dévalorisation d’un corps qui va être jugé fragile, donc plutôt de l’ordre du féminin. On sait que les insultes des garçons sont souvent des insultes qui les féminisent – et que justement les jeunes garçons et les jeunes hommes essayent de s’éloigner de ce qui relève du féminin. C’est pour ça d’ailleurs que des petites filles vont porter des vêtements masculins, alors qu’on voit rarement des petits garçons porter des robes, ou des jeunes garçons porter des jupes ou des talons. C’est bien dommage mais c’est comme ça. Et donc il y a une forme de séparation des garçons et des filles qui s’opère aussi au niveau de l’imaginaire que les gens ont d’eux-mêmes, de la représentation de leur corps. Donc effectivement les hommes vont plutôt valoriser des corps qui vont être, pas forcément très musclés, mais en tout cas un peu musclés, dans l’idéal corporel masculin.

Lucile : Et l’homme gros, comment il est vu par rapport à cet homme musclé mais pas trop ?

Solenn : Alors du coup ce qui est intéressant c’est que l’homme gros, c’est une question de définition : qu’est-ce que c’est un homme gros, pour les hommes ? En fait les hommes qui sont en surpoids, si on reprend les définitions médicales, ne sont pas forcément perçus comme gros – en particulier s’ils sont grands, s’ils sont un peu musclés et un peu sportifs : alors là au contraire on ne s’aperçoit même pas qu’ils sont plus dans la norme médicale. Par contre, un peu comme le disait Anouch tout à l’heure, ça va commencer un peu plus tard, c’est comme la mise au régime qui vient plus tard pour les hommes – c’est le cas aussi chez les hommes adultes : finalement c’est pareil pour la question de la grosseur, ils vont être perçus comme gros plus tard. Donc ça va être avec des corpulences plus importantes qu’ils vont être perçus comme gros. L’homme gros est plus gros que la femme grosse, dans les perceptions.

Anouch : Et si je peux me permettre, l’homme gros commence à être perçu comme gros quand la grosseur commence à le féminiser, en fait. Quand il commence à avoir une poitrine, des courbes qui sont associées au féminin, c’est vraiment là où la grossophobie rattrape les hommes.

Ariane : Oui, et puis je me rappelle par exemple d’une patiente récemment qui, parce que je l’ai interrogée sur ses parents, me dit « ma mère est grosse, mon père a du ventre » (rires). Donc la façon dont les hommes grossissent n’est pas perçue de la même façon, je pense qu’il faut qu’un homme ai beaucoup plus de surpoids pour qu’on le considère comme gros dans l’environnement. Le problème c’est que la femme elle-même va très vite, à partir du moment où elle sort des standards de la minceur, se considérer comme grosse – même quand elle n’est pas grosse.

Lucile : Oui parce qu’il y a quand même une norme de la femme au régime, de fait. On le voit bien dans les magazines féminins, dans la culture : la femme est au régime.

Ariane : Alors c’est pas forcément que la femme est au régime, mais c’est qu’on nous montre une image d’une femme taille 34-36 – même si on ne lit pas les magazines féminins, qu’on dit « non, je ne vois pas ça », ça nous imprègne forcément, cette idée que c’est la minceur qui est la norme. Donc le problème c’est que des femmes qui n’ont pas une morphologie pour faire une taille 36 veulent quand même faire cette taille-là, et donc vont rentrer dans une spirale de « je me met au régime, et je perds du poids, j’en reprends, je me remet au régime, etc. »

Lucile : Et puis il y a un sentiment d’appartenance à un groupe aussi, cette culture du régime, de compter les calories, d’avoir cette culture-là – elle existe.

Ariane : Je me rappelle d’une personne qui venait me voir et du coup avait perdu du poids, arrêté les régimes, et qui se disait « mais de quoi je vais parler avec mes copines ? » (rires) c’est horrible, hein ?

Anouch : C’est tellement triste d’en arriver là.

Solenn : Oui, peut-être juste pour compléter ce qu’a dit Ariane, ce n’est même pas qu’une question de régime, c’est plus vaste que ça : c’est vraiment toutes les pratiques alimentaires dans ces cas-là qui sont perçues sous l’idée de « qu’est-ce que je peux manger pour ne pas grossir, qu’est-ce que je mange pour maigrir ? » et donc même quand il n’y a pas un régime officiellement, avec des pratiques particulières, restrictives, etc., beaucoup de femmes – et beaucoup de jeunes femmes en particulier mais beaucoup de femmes de manière générale – sont tout le temps en train de penser à ça, et de tout le temps réfléchir à leur alimentation. Leur alimentation est au centre de leur vie quotidienne et donc ça devient des troubles du comportement alimentaire, même quand il n’y a pas forcément de compulsion ou de boulimie associée. Simplement parce que c’est en permanence en arrière-fond, en arrière-pensée de « qu’est ce que je mange, quand est-ce que je mange, avec qui je mange, qu’est ce que j’ai le droit de manger, qu’est ce que je vais manger ce soir, etc. ». J’ai vu ça aussi dans mon enquête où il y a des personnes pour qui c’est le sujet numéro un : c’est même plus la minceur, c’est presque au-delà de ça, c’est vraiment l’alimentation qui devient…

Ariane : C’est un envahissement mental.

Solenn : C’est un envahissement émotionnel et mental, oui.

Anouch : C’est une manière de – pardon je reviens toujours au sujet du patriarcat – mais c’est une manière très claire de contrôler l’esprit des femmes, en fait. Puisqu’une femme, si elle ne pense qu’à ce qu’elle va manger et à perdre du poids, elle ne pense pas à autre chose. Donc elle est tout à fait malléable à ce moment-là.

Lucile : Ça pose aussi la question du genre de certains aliments : la salade, la côte de bœuf, c’est quand même des choses qui sont extrêmement genrées dans l’idée.

Ariane : Effectivement, pour aller dans le sens de ce que dit Solenn, il y a « les bons aliments », « les mauvais aliments », l’idée qu’il faut bien manger donc il faut manger des légumes. En plus il y a tous les discours nutritionnels qui vont dans ce sens-là. Peut-être qu’il y a aussi l’éducation, c’est à dire : comme la petite fille intègre très vite qu’elle doit bien manger, peut-être qu’elle va plus se forcer à manger des légumes qu’un petit garçon. J’ai pas d’étude là dessus, je ne sais pas, mais c’est pas qu’un stéréotype de dire « les hommes mangent plus des pâtes et du riz et les femmes plus des légumes », c’est quand même un petit peu une réalité… Parce que peut-être les femmes aiment les pâtes mais s’empêchent d’en manger, parce que les légumes c’est plus léger, c’est moins calorique, on peux en manger beaucoup et avoir l’impression d’avoir le ventre rempli. Ça créé beaucoup d’obsessions mentales et beaucoup de culpabilité dès qu’on sort des rails : parce qu’on mange un gâteau au chocolat, parce qu’on mange une pizza, on est dans la culpabilité. Donc il y a vraiment une fragilisation complète, parce qu’on est tout le temps à se dire qu’il faut être mince, on croit qu’on sera heureuse que quand on sera mince, donc on met toute son énergie là-dedans, et donc on a pas de l’énergie pour d’autres sujets plus importants.

Lucile : Et puis j’imagine qu’il y a aussi une souffrance mentale quand on arrive à atteindre son objectif de poids et qu’on se rend compte qu’on a plus de but, ou qu’on est pas plus heureux ou en meilleure santé ?

Ariane : Exactement, c’est une terrible déception. Il y a un livre d’une canadienne qui s’appelle « À dix kilos du bonheur », c’est-à-dire qu’on croit toujours que quand on aura perdu du poids, on trouvera le bon conjoint, on aura le bon boulot, on sera plus heureuse dans la vie, tout sera facile, tout sera clair ; et puis en fait non, la vie est beaucoup plus compliquée que ça. Mais ce n’est pas ça qui fait reprendre du poids : c’est aussi la privation, il y a plein de choses qui font reprendre du poids. En général on lâche parce que ça ne va pas mieux, et donc autant manger, finalement.

Lucile : Dans les faits, est-ce qu’il y a une différence entre les régimes d’hommes et les régimes de femmes ?

Ariane : Quand j’ai commencé mon activité il y a 12-13 ans, comme je n’étais pas dans la privation je pensais que j’aurai plein d’hommes qui viendraient me voir parce qu’ils n’aimeraient pas la privation, et en fait pas du tout. Parce que l’homme – je suis désolée, je caricature un petit peu – l’homme veux un truc radical, fort, la volonté, la discipline : « j’arrête la charcuterie, le fromage, le vin, les pâtes, je fais du sport, et je perds 15 kilos ». Ce qui marche très bien, et puis après il reprends les 15 kilos. Donc ça c’est une chose, le contenu du régime. La femme va être beaucoup plus dans le fait de manger beaucoup de légumes, et elle va avoir plus tendance à lire des livres, des magazines, aller voir un diététicien, se faire accompagner ; les hommes vont quand même moins facilement aller demander de l’aide. Ça change peut-être un peu : j’ai été très amusée récemment – parce qu’il y a quand même des hommes autour de la quarantaine un peu préoccupés de se voir grossir qui viennent me voir – et il y a un homme qui est venu me voir, et un autre vient et me dit « je viens parce que j’en ai parlé à mon ami untel, qui est venu vous voir » donc que deux hommes parlent ensemble de leurs problèmes de poids et du fait d’être allés voir quelqu’un ça m’a paru complètement nouveau, enfin c’est quand même pas très répandu.

Lucile : Mais du coup on parle d’aller voir des diététiciens, des diététiciennes, se faire aider, lire des magazines, lire des livres, mais est-ce que quelqu’un pense à un moment à aller voir un psy aussi ? À faire un accompagnement psychologique ?

Ariane : Alors malheureusement, c’est ce que je voulais dire tout à l’heure par rapport aux enfants, un enfant qui prend du poids, c’est qu’il y a quelque chose d’émotionnel derrière. Ça peut être la conséquence de la privation, mais souvent dans ce qu’on me raconte, c’est des difficultés au sein de la famille, un divorce, un grand-parent auquel on était très attaché qui meurt, un gros mal-être à l’école : des choses qui se passent qui font qu’on va aller chercher un refuge dans la nourriture. Et c’est de ça qu’il faudrait s’occuper, et pas de priver l’enfant – et c’est très rare qu’on s’occupe de ça chez les enfants – et même après, c’est important… J’avais créé un billet de blog « est-ce qu’il faut aller voir un nutritionniste ou un psy ? » et c’est intéressant de se poser la question. Parfois il y a des gens qui viennent me voir une ou deux fois et ça les aide à prendre conscience que le problème est psy et qu’il vaut mieux s’en occuper avec un psy.

Lucile : Anouch, tu parlais de ton expérience, est-ce que tu as eu l’occasion, quand tu étais petite, d’aller voir un psy ?

Anouch : Pas du tout, puisque dans la croyance des médecins qui me suivaient – et dans la croyance de beaucoup de médecins encore – c’est juste l’alimentation le problème, c’est juste « tu manges trop donc forcément si tu manges moins, tu vas maigrir ». Ce n’est pas vraiment le cas dans la réalité : il y a encore un gros problème, une grosse difficulté à prendre en compte que la grosseur est multi-factorielle. Elle ne vient pas que de l’alimentation, et si elle vient de l’alimentation, c’est parce qu’il y a quelque chose derrière cette alimentation hors-normes. Donc il faut aller chercher ailleurs, et ça ne se fait absolument pas chez les enfants. Ça se fait un peu plus chez les adultes quand on commence à en prendre conscience mais il faut déconstruire beaucoup de choses soi-même, ou tomber sur des praticiens qui sont un peu formés à la grosseur.

Solenn : Si je peux rajouter un point par rapport à ce que tu dis Anouch, et à ce que vous disiez avant, je me demande si c’est pas les parents surtout qui devraient aller voir un psy ? Puisqu’en l’occurrence, c’est souvent les parents qui mettent les enfants, et en particulier les très jeunes enfants au régime, c’est très souvent ça qui va conduire ensuite à des troubles du comportement alimentaire et à une prise de poids très importante. Alors qu’à la base peut-être que l’enfant allait être un peu plus gros que la moyenne mais c’est tout, ce n’était pas du tout un problème particulier. Donc finalement l’enfant n’a pas de problème émotionnel très important – il en a peut-être mais, j’allais dire, comme tout le monde – simplement, dans ces cas-là ça peut être un moyen de résoudre des petits problèmes du quotidien : des disputes, des bagarres, des difficultés à l’école ou dans la famille, etc. Ce ne sont pas forcément des difficultés importantes, mais le problème important va venir de la mise au régime et des troubles du comportement alimentaire que ça va engendrer. Donc c’est vrai que de temps en temps, c’est peut-être plutôt les parents qui devraient aller discuter avec un psy.

Public : oui, bravo ! [applaudissements]

Lucile : Alors on a commencé à parler aussi des hommes qui vieillissent un peu, qui commencent à se dire « tiens, je prends un petit peu de bide », mais je trouve que cette pression-là elle est chez les femmes tout au long de leur vie. Même à travers leur ménopause, le corps ne doit pas changer, alors qu’en théorie médicalement il change. Je trouve que chez les hommes ce n’est pas aussi stigmatisé que ça peut l’être chez les femmes.

Ariane : Je pense que c’est en train de changer chez les hommes de 35-40 ans, ou peut-être dans certains milieux socio-professionnels. Avant on acceptait le PDG qui avait du bide, bon vivant, etc., maintenant il faut beaucoup plus être en forme, “affûté” disent les hommes. Et à tout point de vue, au point de vue corporel aussi. Ça gagne les hommes des nouvelles générations, mais sinon les gens qui ont 50-60-65 ans, très souvent ils ne s’en soucient pas. Parce que comme on le disait, le corps de l’homme est beaucoup moins objectivé que celui de la femme, et c’est très souvent le médecin qui va mettre de la pression et qui va alerter sur des risques de santé, qui va faire que l’homme, éventuellement, va envisager de perdre du poids. Mais il y a des hommes qui sont très gros et ça ne leur pose aucun problème, ils considèrent qu’ils ont le droit d’être comme ça, qu’on leur foute la paix. C’est plus des raisons de santé qui peuvent intervenir et donc beaucoup plus tard. Ils ne vont pas être tracassés toute leur vie comme la plupart des femmes.

Lucile : Et puis il y a culturellement une tendresse pour le papy – on a parlé un temps aussi de « dad bod » qui était le bide de bière de l’homme quadragénaire – c’est des choses qui sont vues de façon assez sympathiques. On n’imagine pas une seule seconde une valorisation du « mom bod », qui existe pourtant.

Anouch : Oui, on parle de « bon vivant » quand on parle d’un homme gros. C’est « oh il est bon vivant, il a un bon coup de fourchette, il aime la vie ». Une femme grosse, « elle se laisse aller », elle « a pas de volonté », elle « devrait faire quelque chose »…

Lucile : Il y a beaucoup de Français aussi qui adorent Gérard Depardieu, aujourd’hui dans les films on met énormément en avant ces caractéristiques corporelles, sans que ça fasse ciller particulièrement. Personne ne se dit « Oh, il ne doit pas être en très bonne santé ».

Anouch : Il est perçu comme un bon vivant, donc…

Ariane : Oui, on va dire que c’est son tempérament, c’est quelqu’un d’excessif, mais ça ne va pas être connoté négativement alors qu’effectivement ce ne serait pas du tout pareil – je suis tout à fait d’accord – pour une femme.

Lucile : Est-ce que c’est quelque chose médicalement le fait qu’il y ai plus d’hommes qui viennent à ce moment-là de leur vie ? Pourquoi ? Pour des questions d’images socio-professionnelles principalement ? Dans une optique de jeunisme parce qu’il ne faudrait pas vieillir ?

Ariane : Il y a des hommes autour de 35-40 ans, souvent des hommes qui ont fait beaucoup de sport dans leur jeunesse qui sont un peu choqués de voir leur corps changer et être moins conforme à ce qu’ils aiment. Et il y a quand même aussi – ce que j’ai observé chez quelques hommes – une espèce d’image repoussoir du père, c’est-à-dire que le père est très gros et on ne veux surtout pas lui ressembler, et donc cela ça peux déclencher quelque chose. Sinon, les hommes qui sont très gros vont venir car c’est éventuellement leur femme qui va les envoyer, ou c’est le médecin, et ça ne marchera pas de toute façon car si la personne – homme ou femme – ne prends pas la décision elle-même, cela n’aura pas d’effet.

Lucile : Quand est-ce qu’on parle juste de la santé, plutôt que d’avoir un corps hyper performé qui doit ressembler à une image qu’on a de ce qu’on devrait être, homme ou femme d’ailleurs ? Quand est-ce qu’on se dit juste « je suis bien comme je suis, en bonne santé » ?

Anouch : Alors, le problème déjà c’est qu’on associe la grosseur à la mauvaise santé, ce qui n’est pas forcément le cas. On peut être gros et en mauvaise santé et avoir le droit de rester gros et en mauvaise santé. [applaudissements] Oui, vraiment. On ne parle jamais aussi dans ces cas-là de grossophobie médicale, qui empêche beaucoup les personnes grosses – surtout les femmes grosses – d’aller se faire soigner correctement, parce que quand une femme grosse va chez un médecin, la plupart du temps elle ressort avec une recommandation pour une chirurgie bariatrique.

Lucile : Je précise que ça concerne tous les médecins, pour tous les problèmes médicaux.

Anouch : Absolument, ça concerne les dentistes, les kinés, les ophtalmos… J’ai eu, personnellement, une recommandation d’un ophtalmo pour une chirurgie bariatrique, c’était merveilleux. C’est complètement ridicule en fait. Et forcément, les femmes grosses vont moins consulter, au bout d’un moment, puisque tout est à cause de leur poids. Donc, à quoi ça sert d’aller consulter un médecin ? Les hommes gros peuvent aussi avoir des recommandations déplacées de chirurgie mais comme on le disait, à un poids beaucoup plus élevé. Sur le spectre de la grosseur ils sont vraiment plus loin que pour une femme. Il faut absolument dés-associer l’idée de bonne santé et minceur.

Lucile : Mais il y a encore du chemin à faire là-dessus.

Anouch : Énormément, mais vraiment énormément.

Lucile : Et puis pour le coup à tous les âges de la vie.

Anouch : Oui, absolument, de l’enfance jusqu’à la vieillesse, on perçoit forcément quelqu’un de gros comme en mauvaise santé, et s’il est en mauvaise santé – que ce soit à cause de son poids ou pas – ce sera toujours à cause de la personne grosse, « elle n’a qu’à faire un effort, ça va ».

Lucile : Oui parce qu’il y a ça mais il y a aussi les clichés qu’on peut véhiculer sur le caractère, en l’occurrence, que c’est des personnes qui ne se bougent pas assez, qui ne font pas assez de sport, qui ne sont pas motivées.

Anouch : Tout à fait, il y a les biais grossophobes extrêmement ancrés dans la société, qui voient les personnes grosses comme des personnes feignantes, incapables de se bouger, incapables de se prendre en main, qui ne peuvent pas prendre de décision pour elles-mêmes ou si elles en prennent c’est forcément des mauvaises décisions. Il faut changer tout ça.

Lucile : Ces clichés grossophobes, entre hommes et femmes, il y a une différence Solenn ?

Solenn : C’est compliqué de dire s’il y a vraiment une différence parce que c’est des clichés qu’on retrouve un peu partout dans les médias, dans les films, chez le médecin, dans la rue, etc. Ce qu’on disait tout à l’heure sur l’homme qui va jouer le côté viril, costaud, on le voit pas mal dans les films où on va avoir un personnage qui va être très costaud, très corpulent, mais qui va amener sa force physique avec lui, et qui va du coup avoir une perspective plus positive de la grosseur. Ou le bon vivant, qui va quand même être plus souvent associé aux hommes : ça va être le personnage joyeux qui aime bien manger, etc. Maintenant, c’est vrai que le fainéant, la fainéantise, la paresse, etc. sont quand même associées aux deux, en tout cas dans les médias on retrouve souvent cette caractéristique-là. Il y a aussi l’association de la grosseur avec le fait de manger tout le temps. C’est quelque chose qui m’avait pas mal marqué quand j’avais regardé des films et ses personnages : très souvent quand il y a un personnage gros et en particulier quand c’est un enfant (mais pas que), il est toujours associé à la bouffe, à la malbouffe, au fait de manger. Alors « le gourmand » ça peut être quelque chose de positif, c’est pas forcément une image négative mais dans ce cas c’est souvent une image assez négative. Il y avait cependant peu de différence de genre, en tout cas sur cette question la.

Ariane : Mais c’est important cette question de l’image de la personne grosse qui doit être une goinfre qui mange tout le temps, parce que cela a créé le fait que la personne grosse va très souvent être dans un contrôle très important quand elle est avec les autres. Elle se dit « on croit que je mange beaucoup alors je vais montrer que je suis très raisonnable » donc elle va manger peu, elle va choisir des choses pas très caloriques. Sauf que ce contrôle va souvent entraîner le fait que quand elle rentre chez elle, elle va se lâcher parce qu’elle s’est trop contrainte. Parce qu’elle essaye d’aller contre l’image qui est véhiculée par la grosseur.

Lucile : Et on en sort de la spirale du régime ?

Ariane : C’est mon travail (rires). Juste une petite chose sur la santé – c’est très important de distinguer le poids et la santé : il y a un peu plus de risques de santé chez les hommes puisque les hommes vont accumuler beaucoup plus de graisses au niveau abdominal, et cela représente un plus grand risque de santé que d’avoir des grosses cuisses ou des grosses fesses. Les femmes sont – au niveau cardio-vasculaire – beaucoup plus protégées que les hommes. Et justement on sort de la spirale du régime – moi j’essaye de faire sortir les gens le plus tôt possible – mais des fois les femmes sont résignées. Ce qui va les faire consulter c’est de commencer à avoir des problèmes au niveau des articulations ou de la mobilité, qui vont faire qu’elle se dit « il faut faire quelque chose pour perdre du poids » mais sans régime. C’est ça qui est triste – moi je fais ce que je peux, j’ai des collègues qui font ce qu’ils peuvent – la culture des régimes est tellement importante. C’est vraiment le carrefour du patriarcat et du capitalisme, c’est-à-dire fragiliser les femmes, puis leur vendre tout un tas de choses pour les faire mincir : il y a tout le temps des poudres de perlimpinpin, des coachs, des méthodes minceurs, etc. Il y a énormément de pression, et la voix alternative qui est de dire « si on le décide, si on en a envie, on peut perdre du poids pour se sentir mieux sans faire de régime », cette voix-là que moi je défends elle est encore trop peu connue et trop minoritaire. Mais bien sûr, il y a des personnes qui peuvent décider consciemment de faire de la chirurgie bariatrique si elles ont beaucoup de poids en trop, puis il y a des personnes qui perdent 15, 20, 30, 40 kilos tranquillement, dans le temps, en travaillant éventuellement avec un psy, en travaillant le coté émotionnel, la réécoute de ses sensations, la non-privation donc ne pas avoir de craquage… C’est tout un travail global, mais sans faire de régime.

Lucile : J’y ai pas pensé, là ça vient de me sauter au visage mais c’est vrai qu’il existe beaucoup moins de crèmes amincissantes de nuit pour les hommes [rires]. Alors que je peux en citer je pense au moins 20 là, de tête.

Anouch : C’est bien de le rappeler : la lutte anti-grossophobie c’est une lutte anti-capitaliste et féministe, très clairement [applaudissements]. On vends aux femmes beaucoup beaucoup beaucoup de solutions miracles que ne marchent pas ou qui vont marcher très peu sur un court temps, pour leur revendre derrière encore plus de choses.

[36’24]

Lucile : Qui participe à une forme de taxe rose : des produits qui sont inventés complètement pour des besoins invisibles pour les femmes.

Ariane : D’ailleurs on rejoint ce qu’on disait tout à l’heure sur le muscle et la force : il y a des tas de yaourts minceurs, yaourts light, 0 %, etc. et les hommes n’achetaient pas ça. Donc on a créé les yaourts hyper-protéinés pour les hommes, avec des packagings noirs ou marron… pour essayer de vendre des yaourts aux hommes.

Anouch : Des yaourts de guerre ! C’est pour faire la guerre !

Solenn : Pour continuer sur ce thème, on parlait tout à l’heure de la question du genre des aliments et c’est vrai qu’on rejoint cette question-là en faisant un packaging qui correspond, et je trouve qu’on voit aussi cette question avec la viande en particulier. Ça me fait penser aux publicités pour vendre de la viande, du beefsteak : ça va être « l’homme viril qui mange de la viande bien saignante ». Ce sont des associations guerrières qui sont mises en avant. C’est intéressant parce que la viande est l’aliment genré par excellence qui est extrêmement vieux, et qu’on retrouve historiquement depuis très longtemps. Les femmes vont être associées à la salade, en tout cas aux légumes, etc. et les hommes à la viande.

Anouch : J’adore être associée à une salade. C’est… (rires) une passion pour moi.

Ariane : Il y a ce qu’on appelle la « pensée magique » : si je mange de la viande je vais être fort. Il me semble quand même que les choses sont en train de changer : l’alimentation reste très genrée mais en ce moment il y a un mouvement très important pour manger moins de viande, et ça concerne aussi les hommes. Et moi aussi j’ai des stéréotypes dans la tête, c’est-à-dire que moi aussi j’imagine que les hommes mangent plus de viande. Je me rappelle d’un monsieur qui était venu me voir, qui devait avoir 55-60 ans, conducteur SNCF, un mec très simple un peu costaud. Je pensais qu’il venait me voir pour perdre du poids et pas du tout, en fait il était végétarien et il voulait devenir vegan. Il y a quand même ce mouvement de préoccupation du bien-être animal, de manger moins de viande pour des raisons liées à cela ou à l’écologie. Je pense que cela impacte aussi beaucoup les hommes, sachant qu’il y a aussi beaucoup d’hommes (je ne saurais pas chiffrer) qui sont justement dans la résistance vis-à-vis de ça, qui sont plutôt « je vais manger encore plus de viande et je vous emmerde ! ».

Lucile : Oui pour poser leur virilité… J’allais dire, si le patriarcat perdure et qu’on dit qu’il faut manger moins de viande, ils vont trouver un autre truc très viril à manger, enfin je veux dire… s’ils peuvent plus manger de bœuf, ils vont s’attaquer à autre chose.

Anouch : Oui et puis on demande beaucoup aux femmes de ne pas prendre de place ou de prendre le moins de place possible. Une manière de lutter contre tout ça c’est de se rendre compte qu’on a le droit de manger, on a le droit de se nourrir de viande si on a envie, ou pas, ou de raclette, ou de n’importe quoi. On a le droit de se nourrir et de vivre et de prendre de la place.

Lucile : Je pense à une question que j’avais envie de te poser tout à l’heure, après ces applaudissements mérités [applaudissements]. Je parlais de spirale du régime et de comment s’en sortir, tu disais que tu y étais entrée quand tu étais toute petite. Où est-ce que tu en es, comment tu as réussi à changer ça ?

Anouch : Personnellement j’ai arrêté il y a très longtemps, j’ai été au régime continuellement de mes 5 ans à mes 17 ans. Ça a fait beaucoup de dégâts, ça a fait la personne grosse que je suis aujourd’hui. Parce que j’ai perdu beaucoup de poids, et j’en ai repris beaucoup aussi. Ça a laissé des traces qui sont très compliquées à effacer avec ma relation avec la nourriture, très clairement. En revanche, j’ai fait la paix avec cette idée de… en fait j’ai pas besoin de maigrir pour être une personne qui a le droit de vivre. J’ai besoin de me nourrir pour faire des choses, j’ai besoin de me nourrir pour lire, pour écrire. Donc je me nourris. Je prends du poids, je prends du poids. Je perds du poids, je perds du poids. On s’en fout en fait. [applaudissements] Merci, merci. Il faut arriver à avoir (au maximum) une relation neutre avec son corps.

Lucile : Et c’est déjà très difficile et une sacrée aventure d’en arriver là, j’imagine que ça change aussi ta relation avec ta famille ? Parce que du coup tout le monde est impliqué ?

Anouch : Oui et non, je viens d’une famille de personnes grosses, on est tous gros. Donc je crois qu’ils avaient aussi besoin de voir qu’on peut vivre sans faire des régimes. Que c’est aussi une manière de vivre, donc ça se passe plutôt bien.

Ariane : D’ailleurs je rejoins ça, il y a des personnes qui viennent me voir et qui parfois ont peur de perdre du poids. Il y a différentes raisons qui peuvent faire qu’on a peur de perdre du poids, mais elles ont peur d’un problème de loyauté vis-à-vis de la famille. C’est-à-dire « toute ma famille est grosse, si moi je maigris, qu’est-ce qu’il se passe dans ma relation avec ma famille ? » donc c’est pas toujours simple. Il y a une autre chose, on parlait du patriarcat : le poids est une protection aussi, c’est à dire quand on est une femme séduisante et qu’on est très embêtée, prendre du poids est aussi une façon se protéger.

Lucile : On revient aussi dans cette histoire d’accompagnement psy pour les parents qui nécessite vraiment une vision globale de la famille, de tout le monde qui s’implique. Plutôt que de juste mettre l’enfant dans un cadre où il se retrouve avec lui-même et des praticiens qui vont être possiblement violents avec lui ou elle. La famille entière doit s’impliquer.

Ariane : Moi je ne reçois jamais un enfant sans l’un des parents, après si c’est un enfant qui commence à avoir 10-12 ans qui vient avec ses parents, je demande à un moment donné s’il veut dire des choses sans les parents (pour que les parents sortent éventuellement). Évidemment, il est absolument fondamental que les parents soient là et que les parents entendent – il ne s’agit pas de les faire culpabiliser et de les rendre responsables – ce qu’il y a à entendre par rapport à la situation.

Lucile : Et puis le but c’est aussi du mieux-être, des améliorations, donc ça peut être des choses difficiles à entendre mais c’est positif dans le principe.

Ariane : Bien sûr.

Lucile : Je voulais clôturer ce tour de parole en donnant toutes nos idées d’améliorations, surtout sur la question du genre, de l’alimentation, de la grossophobie de la société en général. Un point de vue militant, personnel, politique… Solenn, si tu veux commencer. Comment on peut changer les choses, améliorer les choses, c’est quoi ta vision ?

Solenn : Déjà je pense qu’il faut vraiment lutter contre la grossophobie et contre les discriminations de manière générale. Ça me parait essentiel, car c’est ça qui fait que les personnes se sentent mal et donc qui déstructure leur rapport à l’alimentation. Cette lutte contre les discriminations doit aussi cibler particulièrement la question du genre. Il y a plein d’autres problématiques qui sont aussi très importantes dont on n’a pas forcément parlé : la question sociale par exemple. Je pense que ça c’est déjà le premier truc, après je dirai aussi informer les gens. Leur montrer que la question de l’obésité, la grosseur, est beaucoup plus compliquée qu’ils ne l’imaginent. Ça participe bien à la question de la lutte contre les discriminations : expliquer aux gens ce qu’il en est et informer les gens sur leurs droits, leur droit de lutter, de réagir s’ils sont victimes de discrimination – tout cela est très important.

Il y a aussi montrer la diversité corporelle, dans les médias, les films, les réseaux sociaux, mais en dissociant la corpulence de la personne de ce qu’elle est. Le problème c’est que très souvent les personnes grosses vont être présentées soit négativement, soit positivement, mais toujours avec un lien avec leur grosseur. Alors que cela devrait être une personne comme les autres : qu’elle soit grosse ou non on s’en fiche. Le personnage joue le méchant, le gentil, ça ne devrait pas être un trait de caractère d’être gros, et ça l’est trop souvent. Ça rajoute un petit peu sur la question du caractère.

Puis peut-être un dernier point sur la question de la prise en charge de manière générale, on parlait de grossophobie médicale tout à l’heure : il y a un vrai problème actuellement sur la question de la prise en charge. À la fois pour ne pas associer la question de l’obésité directement à la question de la santé, mais aussi pour aider les personnes grosses qui souhaitent se faire soigner lorsque ça n’est pas lié à leur grosseur, qu’elles puissent se faire soigner sans être discriminées. Et celles pour qui c’est lié à leur grosseur puissent aussi se faire soigner sans être discriminées. On a un tout petit peu parlé de la chirurgie bariatrique mais c’est important aussi de signaler cela : si certaines personnes ont besoin de faire de la chirurgie, il faut améliorer la prise en charge et améliorer la question de la chirurgie de manière générale. Pour le moment ça reste encore problématique sur plein d’aspects. Et aussi prendre en charge plus généralement et pas seulement d’un point de vue médical. Cela rejoint peut-être ce qu’on disait sur la question psy. Je pense qu’il n’y a pas que la question psy, il y a les questions socio-économiques, etc. Il faut savoir que, juste un petit exemple, sur la question de la chirurgie bariatrique : beaucoup de personnes qui ont fait une chirurgie bariatrique ont des problèmes de santé ensuite parce que financièrement elles n’ont pas les moyens de payer les vitamines qui vont, etc. Donc là on est au croisement des questions de capitalisme, c’est quand même incroyable. Améliorer la prise en charge au sens large. Après il y a plein de choses, hein, mais… (rires)

Lucile : Anouch ?

Anouch : Oui, je suis assez d’accord avec ce qu’a dit Solenn, il faut améliorer la prise en charge. Il faut aussi complètement dissocier la grosseur de la moralité, parce qu’on met beaucoup de mauvaise morale derrière la grosseur. Il faut changer plein de choses dans notre système (rires) : la grossophobie médicale évidemment, les problèmes d’accès, les problèmes d’accès au travail aussi, un million de choses dont on a pas eu le temps de parler aujourd’hui. Il faut aussi je pense travailler sur… on a pas besoin de maigrir pour avoir de la valeur et pour avoir le droit de vivre. Il faut s’en rappeler tous les jours et travailler vraiment là-dessus, il faut essayer de lutter au maximum contre la grossophobie. Faites le en venant adhérer à Gras Politique, ça nous fait plaisir ! Venez nous aider. Et puis, vraiment, vivez pour vous.

Lucile : Merci Anouch. Et puis, on arrête les régimes, enfin.

Ariane : Oui, je pense que beaucoup de choses ont été dites. Il ne faut pas arrêter les régimes, il faut lutter contre la culture des régimes. Il faut vraiment dénoncer ça, montrer tout le mal que ça fait, montrer que ce n’est vraiment pas une solution et que c’est très nuisible. Je rejoins ce que disait Solenn, c’est très important de montrer la diversité : on ne voit pas des corps différents, nulle part. Il y a un travail de la philosophe Camille Froidevaux-Metterie sur les seins. Elle a fait un livre sur les seins et c’est incroyable, elle montre plein de photos de seins. Jamais on ne voit des photos de tous les seins. Donc on grandit en tant que petite fille, ado, en se disant « j’ai des seins pas normaux », puisqu’on ne voit que les seins des mannequins ou des filles des pubs. Il faut faire la même chose pour les corps, voir des corps de toutes sortes, des corps gros, des corps minces, des grands, des maigres, des carrés, des ronds, voir tout ça et qu’on se dise que c’est normal que les corps soient divers. Ça c’est un gros chantier. Et puis par rapport à ce que disait Anouch, même si on vit bien avec son corps, on vit dans un monde hostile, donc il y a beaucoup à faire pour que les sièges soient suffisamment grands, dans les trains, les avions, les restaurants, les théâtres… que le monde médical, que tout soit adapté aux personnes, quelle que soit leur morphologie. Même si on fait un travail sur soi, le monde n’est pas adapté.

[applaudissements]

Solenn : Je rajoute mon grain de sel sur les conseils, moi je conseille tout le temps aux gens de s’intéresser aux autres, juste. Donc écoutez des podcasts, lisez des livres, allez vous renseigner dans les assos comme Gras Politique. Pour juste apprendre de l’autre, qu’on soit concerné ou pas, finalement ça concerne tout le monde. En l’occurrence on est toujours à deux doigts de dire une connerie grossophobe donc c’est toujours intéressant d’être plus intelligent, de devenir plus intelligent en s’intéressant à l’autre.

Anouch : Complètement. La lutte contre la grossophobie c’est une lutte qui libère toutes les femmes, soyons très claires. Donc venez.

[applaudissements]

Lucile : Merci Ariane Grumbach, diététicienne anti-régime défendant la diversité des corps et on l’a beaucoup dit ce soir. Merci Solenn Caroff, maître de conférence Université la sorbonne et autrice de Grossophobie, sociologie d’une discrimination invisible et merci Anouch, membre historique de Gras Politique. [applaudissements] Merci au Très Gros Festival de nous avoir accueillies et à très vite pour de nouveaux épisodes, très très vite même. Merci à l’équipe de Slate Podcasts et à Victor Benhamou pour la réalisation live.

[applaudissements]