Queer avec un Gros Q, en quoi la grosseur est un enjeu queer et féministe

Queer avec un Gros Q, en quoi la grosseur est un enjeu queer et féministe ?

Traduction d'un article de Anna Mollow

Peu après la prise de fonctions de Barack Obama en 2009, la première dame Michelle Obama a lancé une campagne nationale d’amincissement intitulée « Let’s Move! » (« Bougeons ! ») et, par là même, une nouvelle escalade de la « guerre contre l’obésité » déjà profondément enracinée aux États-Unis, semblant surfer sur les thèmes de campagne de son mari, l’espoir et le changement, tout en favorisant nettement le secteur de la perte de poids qui représente 60 milliards de dollars par an dans le pays. 

Tout comme lors des guerres métaphoriques précédentes (contre les drogues et le terrorisme), dans ce combat contre la grosseur, il est difficile de distinguer les héros des ennemis ou, selon les termes rendus célèbres par l’émission de télé-réalité The Biggest Loser, aussi brutale que populaire, de distinguer les grands gagnants des « grands perdants ». Celles et ceux qui poursuivent le combat dans la guerre contre « l’obésité » font parfois preuve d’ambiguïté quant à ce qui (les kilos ?) ou qui (les personnes grosses vues à la télé en train de manger des frites ?) en constituent les cibles. « Détester le péché mais aimer le pécheur » pourrait être le cri de ralliement du combat de l’Amérique contre le vice présumé qu’est la grosseur. Cibles constantes de moqueries, emblèmes pratiques de la « mauvaise santé » et du manque de contrôle, épouvantails d’un avenir dont il faut préserver nos enfants : les personnes grosses sont-elles ce que les personnes queers étaient pour la génération précédente ?

Depuis la création de The Fat Underground en 1973 par les féministes radicales Judy Freespirit et Aldebaran, les militant·es gros·ses s’efforcent de mettre en lumière la nature inséparable de l’homophobie et de la grossophobie. De nos jours, une communauté grosse et queer dynamique met au premier plan cette même intersection. Mais les communautés queers dans leur ensemble n’ont pas encore épousé la cause de la libération des personnes grosses. « Je n’ai pas l’impression qu’en général, l’attitude des gays et lesbiennes quant à la corpulence permet aux personnes grosses de se sentir acceptées, » note la militante grosse et queer Julia McCrossin.

Elle donne en exemple les programmes de perte de poids promus par le Mautner Project (l’organisation nationale lesbienne pour la santé), qui reposent sur la croyance qu’il est mauvais pour la santé d’être gros·se. Il s’agit du premier parallèle entre l’oppression des personnes grosses et l’homophobie : la présomption largement partagée qu’il est question d’une affection dangereuse.

En 1966, le magazine Time décrivait l’homosexualité comme une « maladie pernicieuse ». Aujourd’hui, « une épidémie mortelle » est le cliché le plus courant pour parler d’« obésité ». Les termes « obèse » et « en surpoids », privilégiés par un corps médical qui reçoit de généreuses dotations de la part du secteur pharmaceutique (qui fabrique des médicaments visant la perte de poids) et du secteur des régimes (qui finance la majeure partie des grandes études sur l’« obésité »), et qui a lui-même tout intérêt à pathologiser la grosseur (la chirurgie bariatrique est une affaire de gros sous), donnent l’impression qu’un poids supérieur à la moyenne constitue une maladie. Mais la corrélation entre corpulence et santé est en fait minime. Les risques liés à l’« obésité morbide » ne sont pas plus élevés que ceux liés au fait d’être de sexe masculin, et les personnes « en surpoids » vivent plus longtemps que les personnes de poids « normal ». De plus, l’idée que la grosseur représente un risque pour la santé passe outre un principe élémentaire de l’analyse statistique : corrélation n’est pas causalité. Les petites différences d’espérance de vie entre les personnes de corpulence moyenne et les personnes très grosses ne sont probablement pas dues au poids lui-même, mais plutôt à des facteurs liés à la grosseur : stigmatisation sociale, discrimination économique, ainsi que les effets néfastes des régimes restrictifs et des médicaments visant la perte de poids.

Les conservateurs mettent l’« épidémie d’obésité » dont parlent tant les médias sur le compte d’un manque de volonté individuel, tandis que les libéraux accusent les fast-foods, les repas scolaires riches en calories et les emplois sédentaires. Mais il est peu probable que l’un ou l’autre de ces facteurs soit responsable de notre grosseur. Après tout, les personnes minces regardent la télévision et mangent à McDo elles aussi, et il n’a jamais été prouvé que les personnes grosses consomment plus de calories, ou plus de « junk food », que les autres. Et comme de nombreux livres de qualité l’ont démontré (voir The Diet Myth de Paul Campos et Rethinking Thin de Gina Kolata pour des explications détaillées sur quelques-unes des informations scientifiques présentées dans cet article), nous ne sommes pas au beau milieu d’une « épidémie » de grosseur. Depuis 1990, les Américain·es ont pris, en moyenne, environ 7 kg. Il n’y a guère de quoi s’alarmer, d’autant plus que cette augmentation modeste de notre corpulence collective peut être une bonne chose : une diminution du tabagisme pourrait être l’une de ses causes (arrêter de fumer donne généralement lieu à une prise de poids), tout comme la popularité grandissante de la musculation sous diverses formes (les statistiques sur l’« obésité » sont basées sur l’IMC, qui classe Matt Damon parmi les personnes « en surpoids » et Tom Cruise dans les « obèses »).

La grosseur n’est pas non plus un « style de vie », un qualificatif que les conservateurs emploient souvent à propos de l’homosexualité. La corpulence est avant tout déterminée par la génétique, et si les régimes et programmes d’exercice physique peuvent donner lieu à une perte de poids à court terme, ils ont un taux d’échec de 95 % à long terme. Pourtant, comme les personnes queers vivant avec le VIH ou le SIDA, les personnes grosses sont stigmatisées pour un état de santé dont elles sont tenues pour responsables. Elles font l’objet d’intimidations de la part de conservateurs comme Mike Huckabee, de moqueries de la part de libéraux comme Jon Stewart (à qui il ne viendrait évidemment pas à l’idée de plaisanter sur le dos des lesbiennes ou des gays), de sermons sur leur poids de la part des professionnels de santé, et subissent en plus un déluge de publicités promettant de « soigner » leur prétendu problème.

Ça vous rappelle quelque chose ? Les tentatives menées par la psychiatrie pour soigner l’homosexualité, peut-être ? Les inquiétudes de notre culture quant à l’« épidémie d’obésité », sa promotion d’un régime révolutionnaire ou produit miracle après l’autre, et son intimidation moraliste de celleux qu’elle estime « trop gros·ses » sont aussi propices à la haine de soi que le sont les « thérapies de conversion » visant les personnes queers. Mais alors que les dangereuses thérapies de conversion que les fondamentalistes religieux pratiquent sur les personnes LGBTQ sont à juste titre la cible de contestations politiques et d’interventions de la justice, l’utilisation de thérapies de conversion pondérales approuvées par le corps médical (autrement dit, les régimes) provoque bien moins de remous à gauche. « Let’s Move! », fait remarquer McCrossin, est en fin de compte « une thérapie de conversion, dans une version visant les personnes grosses, sponsorisée par le gouvernement et ciblant les enfants ». Si nous interdisons l’utilisation des thérapies de conversion sur les enfants (une pratique désormais condamnée par l’Association américaine de psychiatrie), pourquoi imposons-nous donc des programmes semblables aux enfants gros, exposant des adolescents, comme on l’a vu récemment, à l’humiliation et aux risques pour la santé qu’implique la compétition pour le titre du « plus grand perdant » ?

Notre psyché collective aurait-elle besoin d’un bouc émissaire ? Les personnes LGBTQ commencent à obtenir une certaine légitimité, alors peut-être faut-il leur trouver des remplaçants, et les personnes grosses (ainsi que d’autres personnes « marginales », comme les musulman·es, les immigrant·es, les sans-abri et les fol·les) font parfaitement l’affaire. S’il existe en nous toustes un besoin psychique profondément ancré qui nous pousse à faire d’un « autre » marginalisé l’objet de notre colère et de nos insatisfactions, alors comment pouvons-nous résister à l’envie d’obéir à cette pulsion ? Ce sont des questions que nous devrions nous poser ; mais au lieu de cela, il semblerait que nous préférions nous lancer dans des discours psychologisants quant à l’incapacité supposée des personnes grosses à résister à leurs envies. Nous parlons avec assurance des causes de la suralimentation (qui concerne forcément les personnes grosses, supposons-nous) : « manger ses émotions », l’« addiction à la nourriture », la grosseur comme « bouclier » face à une sexualité « normale », la nourriture en guise de « substitut à l’amour ».

Ces explications dignes de psychologues de comptoir sont aussi spécieuses que les théories que l’on entendait autrefois sur les « mères dominatrices » et les « pères absents » comme causes de l’homosexualité masculine, ou les « mauvaises expériences avec les hommes » comme prérequis au lesbianisme. Et pourtant, elles font figure de vérités généralement acceptées, même parmi les militant·es féministes et queers. Le poids, on le sait depuis longtemps, est un enjeu féministe ; mais le best-seller éponyme de Susie Orbach (1978, traduit en français en 2017) offre une thèse franchement grossophobe, incitant ses lecteur·ices à réussir une « perte de poids permanente » en apprenant à « régler [leur] compulsion alimentaire ». Læ théoricien·ne queer Lauren Berlant contribue également à la dévalorisation de la grosseur (et peut-être, par mégarde, aux préjugés racistes et classistes) en s’inquiétant des « sous-prolétaires américain·es » et personnes racisé·es qui succombent à une « mort lente » due à l’obésité.

La mort, lente ou rapide, est ce qui nous fait vraiment peur lorsque nous faisons une fixation sur l’« épidémie d’obésité ». Comme l’a écrit Leonard Pitts, chroniqueur progressiste soutenant la cause homo : « nous sommes une nation de gros lards qui se dandinent vers leur perte ». C’est non seulement cruel, mais factuellement inexact : les Américains n’ont jamais vécu aussi longtemps. Cependant, la remarque de Pitts est intéressante car elle clarifie la fonction que le concept d’obésité occupe dans notre culture actuelle. L’obésité et l’homosexualité se ressemblent et se recoupent, les deux termes permettant aux Américain·es de parler par procuration de leurs angoisses à propos de la mort, du handicap et de la maladie. Dès qu’il est question du SIDA, les commentateurs conservateurs dénoncent la « maladie » de l’homosexualité et qualifient l’homosexualité masculine de « culture de la mort ». Si l’on en croit la droite, les sexualités queers représentent une menace pour nos enfants, un risque pour la sécurité nationale et un fléau pour notre avenir. On retrouve le même genre de discours lorsque l’on parle d’« obésité », à gauche comme à droite : les personnes grosses sont accusées de « mourir de trop manger », d’affaiblir notre armée, de surcharger notre système de santé et de favoriser la maladie chez les enfants.

De toute évidence, les revendications homophobes sont indissociables de la peur et de la haine envers les personnes grosses dans notre culture. L’injure « grosse gouine », qui sert à maintenir sous contrôle des femmes de toutes corpulences et orientations sexuelles, est un parfait exemple des intersections profondément enracinées entre grossophobie et homophobie. Le fait est qu’une nouvelle étude, financée au niveau fédéral, cherche à déterminer pourquoi les femmes et jeunes filles lesbiennes et bisexuelles font partie des populations « les plus durement touchées » par l’« épidémie d’obésité ».

Les femmes queers ne sont pas le premier groupe à faire l’objet de ce genre d’attention : les niveaux disproportionnés d’« obésité » parmi les populations latinx et afrodescendantes sont aussi ciblés par différentes interventions de santé publique depuis des décennies. Dans le chapitre qu’elle a rédigé dans The Fat Studies Reader (2009), Bianca D. M. Wilson décrit ce qu’elle ressent en entendant des déclarations sur le thème « c’est mal d’être gros » appliqués aux communautés auxquelles elle appartient : « Cela me rappelle que j’appartiens aux “populations cibles”, les personnes noires et grosses ou lesbiennes… Leur discours sur ma mort prématurée et imminente en raison de ma corpulence se juxtapose à mes expériences et mon travail au sein des communautés noires homosexuelles, ce qui démontre qu’il existe des ennemis bien plus dangereux pour la santé et le bien-être des femmes noires lesbiennes et bisexuelles que la graisse de notre corps, comme la violence, la pauvreté et l’oppression psychologique. » 

Les programmes anti-obésité à destination des personnes racisées et des femmes queers ne peuvent qu’exacerber les problèmes évoqués par Wilson : en renforçant les préjugés grossophobes, ils exposent ces groupes à davantage de violence, de discrimination économique et d’hostilité de la part de la culture dominante. Comme le fait remarquer Margarita Rossi, une militante grosse, queer et latina, dans une interview avec Julia Horel de Shameless Magazine : « la grossophobie sert souvent de prétexte au racisme, et inversement ».

En tant que militant·es antiracistes, féministes et queers, nous devons faire de la libération des personnes grosses un aspect central de notre travail ; nous devons rejeter de façon explicite et sans équivoque l’idée que la corpulence est un « choix de vie » qui peut ou devrait être changé. Et ne nous y trompons pas : il est dans l’intérêt de toustes, quelle que soit notre corpulence, de devenir les allié·es des personnes grosses. Je suis une femme mince, et pourtant, ma vie me donne bien des raisons de combattre l’oppression des personnes grosses. Comme la plupart des femmes, j’ai passé des années terrorisée à l’idée d’être ou de devenir « trop grosse » (ce n’est pas une coïncidence si pendant ces mêmes années, j’avais aussi très peur d’être ou de devenir lesbienne). Ma compagne (et future épouse) est une femme grosse. La vie avec une maladie chronique souvent considérée comme « psychosomatique » m’a appris ce que c’est que de se voir reprocher une condition physique sur laquelle je n’ai absolument pas prise. Un jour, je serai peut-être grosse, moi aussi. Et j’en ai assez des oppressions de toutes sortes : je refuse de participer à la maltraitance d’un groupe entier de personnes sous le simple prétexte que leur apparence ne correspond pas aux idéaux hégémoniques de la « normalité ».

La guerre contre la grosseur, tout comme les tentatives visant à « guérir », « convertir » ou « réparer » les sexualités queers, va échouer. Tout comme (et nous devons nous en assurer) la guerre contre les personnes grosses. Si vous voulez dire que vous étiez du bon côté de ce combat quand la libération des personnes grosses deviendra mainstream (ce qui arrivera tôt ou tard), les possibilités ne manquent pas. Pour commencer, arrêtez les régimes. (Et si vous dites que vous n’êtes pas au régime mais que vous adoptez simplement une « façon de manger plus saine », demandez-vous si vous continueriez à respecter ces restrictions alimentaires si vous saviez qu’elles allaient vous permettre d’être en meilleure santé, mais avec 20 kg de plus.) Évitez tout discours ayant trait aux régimes : prenez conscience que des remarques comme « il faudra que j’en fasse plus à la salle demain pour évacuer ces calories » ou « est-ce que j’ai l’air grosse avec ce pantalon ? » sont aussi problématiques que les craintes que certains vêtements ou accessoires risquent de vous donner l’air queer. Au lieu de complimenter les gens avec des adjectifs comme « menu·e », « mince » ou « svelte », trouvez d’autres aspects qui méritent vos éloges. Faites disparaître les mots « obèse » et « en surpoids » de votre vocabulaire, et remplacez-les par « gros·se », tout simplement.

Commencez à regarder les personnes grosses d’un œil nouveau ; vous remarquerez qu’elles sont aussi belles et sexy que n’importe qui d’autre. Si jusqu’ici, vous aviez exclu les personnes grosses de vos partenaires sexuel·les potentiel·les, incluez-les et excluez plutôt les grossophobes. Partez à la découverte de la blogosphère grosse (ou la « Fat-O-Sphere », comme l’appellent Kate Harding et la contributrice au magazine Bitch Marianne Kirby dans leur fabuleux guide anti-régimes). Profitez des réflexions de Tasha Fierce sur la race, le sexe et la mode grande taille sur son blog, et renseignez-vous sur les avantages immérités de la minceur sur This Is Thin Privilege. Rejoignez un groupe qui lutte à la fois contre le racisme, la grossophobie et les LGBTQphobies (comme NOLOSE ou It Gets Fatter). Soutenez la campagne « I stand against weight bullying » qui conteste le harcèlement des enfants gros validé par le gouvernement. Mangez un cookie. Ou de la tarte. Oubliez la « culpabilité ». Et faites passer le mot : beaucoup de gens n’ont jamais entendu parler de la grossophobie ou de la libération des personnes grosses, mais une fois qu’iels seront au courant, iels sauront, comme vous, ce qu’il faut faire pour arranger les choses. 

Article, publié le 10 mai 2013, disponible en version originale : cliquez ici.

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Les stigmatisations liées au poids des personnes enceintes augmente le risque de diabète gestationnel

Il y a quelques temps, des membres de Gras Politique sont tombé·e·s sur cet article médical, en anglais, et ont décidé d’en faire un résumé en français afin de diffuser les résultats de l’étude.

L’étude a été menée par Taniya S. Nagpal, A. Janet Tomiyama et Angela C. Incollingo Rodriguez, et est disponible en suivant ce lien : bit.ly/StigmatisationDiabeteGestationnel

De précédentes études (2015 et 2017) menées sur des femmes non enceintes montrent que la stigmatisation de leur poids augmente le risque de comorbidités liées au poids et de syndrome métabolique.

Dans cet article paru en juillet 2021, il est décrit une étude menée sur 358 femmes en post-partum (ayant accouché il y a 1 an ou moins) concluant de manière assez claire que le risque de diabète gestationnel est lié de manière significative, non pas à l’IMC des patientes, mais à la sensation de stigmatisation de leur corps et de leur poids pendant leur grossesse.

Cet échantillon de femmes a dû, entre autres, répondre à ces questions : « depuis que vous êtes tombée enceinte, avez-vous été traitée différemment à cause de votre poids ? Avez-vous été mise mal à l’aise à cause de quelque chose ou de quelqu’un par rapport à votre poids ? », puis indiquer la source de leurs informations.

Intéressant, car selon elles, la source la plus récurrente de cette stigmatisation viendrait des médias (c’est une étude américaine) et cela plusieurs fois par semaine. Ce problème ne se limite pas aux personnes dites en surpoids, mais indifféremment de leur IMC.

L’association entre l’IMC d’avant grossesse et le diabète gestationnel a été régulièrement démontré. Mais de manière très intéressante, cette récente étude démontre à son tour qu’un important ressenti négatif et stigmatisant vis-à-vis de son propre poids est associé de manière bien plus significative à un risque de développement de diabète gestationnel. Visiblement, les résultats démontrent que cette association émotionnelle est bien plus importante qu’avec l’indice de masse corporel uniquement.

Cette découverte concorde avec le fait que la stigmatisation du diabète est souvent comparée à la stigmatisation de l’obésité. C’est-à-dire que la cause fondamentale de ces idées reçues et de la stigmatisation qui en résulte est la perception sociétale dominante selon laquelle ces pathologies découlent du choix d’un mode de vie malsain par un individu.

L’intersectionnalité de ces stigmates est une importante orientation future pour la recherche.

Traitement du corps gros pendant la pandémie mondiale de COVID-19, un double regard France / USA

C’est avec grande joie que nous avons recueilli l’autorisation des autrices de l’article états-unien “Resisting the problematisation of fatness in COVID-19: In pursuit of health justice”, que vous pourrez retrouver à la fin de ce billet. Les études universitaires sociologiques concernant le corps gros, la grossophobie et son impact dans les politiques de soin sont encore rarissimes en France. On peut compter sur les doigts d’une seule main les courageuses universitaires qui osent se lancer, et qui sont souvent mal reçues par l’institution. La grossophobie, la grosseur, ne seraient pas des sujets nobles dans notre pays. Les militantes contre la grossophobie ont depuis toujours produit des textes, des fanzines qui dénoncent l’inégalité du parcours de santé pour les personnes grosses, mais nos moyens sont ridicules face à des leviers bien ancrés dans une société de la performance et de l’apparence : grossophobie, racisme, sexisme et classisme, validisme.

Les militantes racisées ont été les premières à dénoncer le contrôle de leurs corps par la colonisation blanche occidentale. Les corps des femmes noires ont été les premiers à souffrir de stigmatisation, de rejet, d’exotisation et de tortures médicales. Dans son livre “Fearing the black body, the racial origins of fatphobia”, l’autrice Sabrina Strings met en lumière les racines profondément racistes de la grossophobie contemporaine.

C’est à la fin du XVIIe siècle que la grosseur est devenue un outil de catégorisation raciale. Les écrits des premiers “scientifiques des races” comme George Cuvier, J.J. Virey et Georges-Louis Leclerc ont établi des liens directs entre la gourmandise, la bêtise et les caractéristiques des Africains, dont l’oisiveté était attribuée à leur climat chaud (un trope omniprésent que l’on retrouve également dans le discours colonial sur l’Inde). Le rationalisme de l’époque des Lumières a transformé la nourriture en bien moral et a rendu l’ascèse nécessaire à la poursuite d’une activité intellectuelle. C’est à ce moment qu’un physique maigre a cessé d’être synonyme de maladie, et qu’il est devenu la preuve de la supériorité morale et intellectuelle des Européens, théorie soutenue par les écrits d’anthropologues et de naturalistes cherchant à codifier et à biologiser une hiérarchie raciale. Ces œuvres ont mis un accent particulier sur les corps des femmes d’Afrique australe, qui ont été dépeintes comme grotesquement monstrueuses et animales tout en alimentant une fascination voyeuriste comme dans l’ignoble “ménagerie ethnographique itinérante” de Cuvier, qui présentait les corps des esclaves africains et des femmes comme Saartjie Baartman.

Il est nécessaire de comprendre que la grossophobie est un héritage de l’esclavage et qu’elle permet ainsi l’établissement de la blancheur comme norme morale et sociale. Sans cela, nous ne pouvons pas comprendre comment notre obsession contemporaine pour la minceur est enracinée dans le racisme et plus particulièrement dans la négrophobie. La stigmatisation de l’obésité comme étant un pilier central de la crise de santé publique repose sur les mêmes mécanismes que ceux sur lesquels les “scientifiques” européens des races des siècles derniers se sont inspirés pour faire de la grosseur un indicateur de la paresse du corps, de l’esprit et de l’âme. 

L’obésité en France comme dans la majorité des pays développés devient un marqueur de classe. Ce sont les plus pauvres, les plus précaires, les plus exclu·e·s, qui sont les plus gros. Dans les classes les plus hautes, le seul surpoids est un marqueur de déclassement. Les départements les plus pauvres, et qui concentrent les habitats les plus denses, sont aussi les plus obèses. Les territoires les plus riches, les plus blancs, et aux bassins d’emplois les plus dynamiques, sont relativement épargnés par ce qui était jusqu’en 2020 l’épidémie du siècle.

Le patriarcat porte aussi une lourde responsabilité dans la grossophobie subie principalement par les femmes en France. La féminité, ce caractère indéfinissable par celles qui s’identifient comme femmes, est décrite et catégorisée par les hommes. La minceur est au centre des attentes qui pèsent dès l’enfance sur les femmes : le premier régime est envisagé en moyenne des 8 ans. La grosseur est toujours jugée par les biais moraux hérités des colons XVIIème, une femme grosse est moins désirable, moins aimable, moins capable, en mauvaise santé. Le modèle hétérosexuel dominant fait porter aux femmes la responsabilité de plaire à l’homme. C’est une course effrénée qui s’engage avant même la puberté pour rentrer dans la norme de désirabilité. Le capitalisme, et l’industrie des régimes en particulier, a bien compris ce mécanisme, et exploite les rêves de maigreur de millions de femmes avec des promesses infondées et souvent dangereuses. Des milliards d’euros de compléments alimentaires brûleurs de graisses, d’extraits de pamplemousse, de champignons ou de plantes diurétiques rejoignent chaque année les égouts français, sans jamais infléchir la courbe de l’obésité. 

Le corps gros est donc au centre d’une nébuleuse de préjugés et de discriminations. L’épidémie de la COVID-19 les a mis en lumière : depuis mars 2020, les personnes grosses et atteintes par le virus sont stigmatisées comme responsables de leur état. On ne compte plus les titres de presse ou les reportages télévisés dans les réanimations faisant part du nombre anormal de personnes obèses atteintes par des formes graves du virus. On ne compte plus le nombre de corps gros anonymes filmés, montrés comme épouvantails à une population déjà inquiète. La grossophobie, comme un refrain entêtant dont on ne pourrait pas se défaire, rassure les minces, rassure les riches, rassure les blancs. Les études scientifiques sur les facteurs de risques liés à l’obésité se contredisent. Les études épidémiologiques stigmatisent volontiers l’obésité comme facteur de risque, sans être capable d’en quantifier ou d’en décrire le processus. Ainsi dans la récente étude EPI-PHARE “Covid-19 : facteurs de risques d’hospitalisation et de décès à l’hôpital”, on peut lire “Si l’effet propre de l’obésité n’est pas directement interprétable, il est probable que, en tant que facteur d’ajustement pour d’autres pathologies, une partie de sa variabilité soit prise en compte par l’intermédiaire d’autres pathologies chroniques comme le diabète, ou dans une moindre mesure l’hypertension, permettant ainsi de réduire le biais de confusion résiduel potentiel.” L’étude indique également “dans notre étude, l’obésité était sous-estimée : en effet, nous ne prenons en compte que les formes les plus sévères nécessitant une hospitalisation ou le recours à la chirurgie bariatrique, l’indice de masse corporelle (IMC) n’étant pas renseigné dans notre base de données”. Pas de relevé systématique de l’IMC (mesure obsolète encore utilisée en médecine pour classifier le rapport corps-masse), des constatations empiriques, cela ne saurait suffire à faire la lumière sur les liens entre obésité et COVID-19. On retiendra néanmoins la conclusion de l’étude : “Les associations entre l’indice de défavorisation et le risque de COVID-19 (hospitalisation avec COVID-19 ou décès) étaient fortes en dessous de 80 ans avec un risque de décès multiplié par deux chez les plus défavorisés par rapport au plus favorisés”.

Indépendamment de la réalité médicale des facteurs de risques liant la COVID-19 à l’obésité, nous devons nous interroger sur la manière dont la stigmatisation individuelle et systémique qui l’entoure a influé sur la prise en charge des personnes obèses touchées par le virus. On note sans surprise que ce sont les départements les plus pauvres, et donc les plus gros, qui ont été impactés le plus largement par le virus. Ces territoires déjà défavorisés et stigmatisés, ont souffert de la crise sanitaire bien plus que d’autres. Et les personnes grosses, dans la même logique, bien plus que les autres.  La prise en charge médicale des gros·se·s n’est pas bonne en France. Du cabinet du médecin de famille au service de chirurgie de l’hôpital, de la grossophobie des soignant·e·s à celle de la politique de santé publique privant l’hôpital et les malades d’équipement et de personnel, à la maternité comme en soins palliatifs, être gros·se·s est un facteur de risque de maltraitance documenté. Comment des services souffrant déja du manque organisé par l’Etat de ressources en période normale ont-ils pu adapter leurs traitements du corps gros dans l’urgence de la pandémie ? Des lits adaptés sont-ils apparus comme par magie ? des lève-malades ont-ils été commandés ? Les équipes ont-elles été renforcées pour prodiguer soins, toilettes et mobilisation aux patient·e·s gros ? A priori, rien de tout cela n’a existé. Les patient·e·s gros·se·s ont dû se satisfaire, comme toujours, d’une prise en charge calquée sur celle des corps “normés”. Ces malades gros, montrés du doigt comme fragiles, appelés à se confiner plus strictement que d’autres, pressés à maigrir en urgence comme si les kilos perdus pouvaient faire barrage à la pandémie, n’ont pas bénéficié de traitements particuliers, Notre hypothétique fragilité n’est pas compensée par des mesures particulières ou par le financement d’équipements ou de parcours spécialisés dans l’épidémie. Nous ne sommes même pas pris en compte dans les premières campagnes de vaccination. Nos corps gros et malades ont encore une fois servi à faire paravent à l’incompétence notoire de notre système de santé et de ses dirigeant·e·s à nous envisager comme dignes d’être soigné·e·s à égalité avec les autres. Il ne s’agit pas ici de montrer du doigt les soignant·e·s qui ont tenu bon lors de l’épidémie et ont sauvé la vie de milliers de gens. Il s’agit de pointer l’hypocrisie d’un discours qui tape sans cesse sur les gros·se·s, les obèses, sans jamais prendre en compte la spécificité de l’obésité. Il s’agit de dire que nous refusons que nos corps gros, racisés, pauvres, en situation de handicap ne soient pas pris en compte dans les stratégies et les politiques de santé publique.

Nous devons apprendre à tirer les leçons de cette épouvantable pandémie. Cette crise sanitaire doit hurler au monde ce que nous, les militant·e·s, savons déjà. Nous ne sommes pas toutes et tous égaux devant la médecine en France. Nous n’avons pas toutes et tous les mêmes chances. Nous, les militant·e·s pour la justice sociale, devons nous organiser pour nous assurer que nos corps ne seront plus stigmatisés ou sacrifiés. Nous, les militant·e·s pour l’égalité, devons faire pression sur le gouvernement pour que notre système de santé assure les mêmes possibilités de soin, de prise en charge et de survie à toutes et à tous. Nous ne voulons plus jamais avoir peur de ne pas être assez normé·e pour ne pas subir un triage à l’entrée en réanimation. Nous ne voulons plus jamais que nos corps servent à l’instrumentalisation du récit des échecs gouvernementaux. Nous ne porterons pas la responsabilité de votre manque d’humanité. 

 



Résister à la stigmatisation de la grosseur dans le cadre de la COVID-19: Pour un accès juste et équitable à la santé

D’après : Cat Pausé, George Parker, Lesley Gray, Resisting the problematisation of fatness in COVID-19: In pursuit of health justice, International Journal of Disaster Risk Reduction, Volume 54, 2021 https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S2212420920315235

Traduction : Gras Politique Relecture et correction : Lina Chemin

L’objectif de cet article est d’explorer la problématisation de la grosseur dans les réponses actuelles à la pandémie de COVID-19. Cet article trouve ses sources dans le catalogue de publications provenant de journalistes informé·e·s essentiellement par des articles scientifiques, non examinés par des
pairs, décrivant la relation entre la grosseur et la COVID-19.

Notre méthode d’enquête consiste à examiner la grosseur et la COVID-19 via un axe de problématisation qui nous permet de remettre en question les procédés scientifiques, politiques, et économiques à l’origine de la présentation des corps gros comme étant problématiques. La grosseur est mise en avant comme étant problématique dans le cadre de la pandémie de COVID. Cela permet de détourner la responsabilité des gouvernements et des systèmes de santé en matière de veille sanitaire et de protection des populations et d’impliquer la responsabilité individuelle des personnes grosses. C’est injuste et contraire à l’éthique.

En parallèle, les militant‧e‧s contre la grossophobie du monde entier contestent la stigmatisation de la grosseur et ses conséquences, et aident les personnes grosses à contrecarrer les manœuvres grossophobes des institutions en pleine pandémie de COVID-19 en s’organisant collectivement pour se soutenir les un‧e‧s les autres. La manière dont la grosseur est instrumentalisée dans le contexte de la pandémie permet au système de santé de détourner sa responsabilité en matière de veille sanitaire et de résilience communautaire, et de faire porter cette responsabilité aux personnes grosses. C’es une injustice et cela empêche la mise en place d’actions nécessaires pour répondre aux inégalités sociales face à la santé et à l’accès aux soins rendues évidentes par la COVID-19.

Cet article semble être le premier à analyser l’instrumentalisation de la grosseur dans le cadre de la COVID-19, soulignant les leçons nécessaires portées par les militant.e.s contre la grossophobie à propos de l’accès égalitaire aux soins et à la santé dans un contexte de catastrophe, durant cette pandémie.

1. Introduction

Alors que le monde s’unit pour lutter contre la pandémie mondiale de COVID-19 (nouveau coronavirus SRAS-CoV-2), les questions d’égalité et de justice face à la santé sont au premier plan. Des schémas manifestes de vulnérabilité en fonction de la race, de l’indigénéité, du handicap et du statut socio-économique se détachent clairement parmi les personnes les plus à risque d’hospitalisation et de décès dus au virus dans les pays du Nord -par exemple [1, 2, 3]– et parmi ceux qui sont les plus directement touchés par les secousses sociales et économiques qui en découlent -par exemple [4, 5] -. Cela souligne l’importance des efforts mondiaux à produire pour s’attaquer aux facteurs sociaux déterminants en matière de santé, aux forces et systèmes sociaux, économiques et politiques qui, plus largement, façonnent les conditions de vie quotidienne des populations et qui sont, en majeure partie, responsables de différences injustes et évitables en matière d’état de santé au sein des pays ainsi qu’entre ces derniers [6, 7].

Cependant, au lieu d’une mobilisation des efforts pour lutter contre les inégalités en matière de santé, nous assistons à un renforcement du discours prônant la responsabilité individuelle et la culpabilisation de la vulnérabilité face aux problèmes de santé qui caractérise le monde de la santé dans les pays du Nord ces dernières décennies [8, 9]. C’est tout particulièrement évident dans la manière dont les réponses à la pandémie donnent un nouvel essor à l’affolement moral autour de la grosseur, en renforçant la stigmatisation des personnes grosses en tant que sujets incriminés pour leur supposée absence de self-control et fardeaux pour les systèmes de santé et le bien-être de la communauté.

Cet article présente une réponse critique à l’exploitation du gros comme bouc émissaire dans les réponses actuelles à la pandémie de COVID-19. Nous commençons en retraçant l’historique de la stigmatisation des corps gros dans les pays du Nord au cours des dernières décennies à travers l’émergence d’un paradigme de santé centré sur le poids et les efforts qui en résultent pour lutter contre «l’obésité» [10, 11]. Nous explorons ensuite les différentes manières dont les réponses à la pandémie ont repris et amplifient cette stigmatisation. Nous établissons des parallèles entre le traitement de la grosseur dans le cadre de la pandémie actuelle de COVID-19 et dans d’autres contextes de catastrophe.

Nous soutenons que la stigmatisation de la grosseur dans les réponses actuelles à la pandémie de COVID-19 détourne la responsabilité en matière de veille sanitaire et de résilience communautaire et fait porter celle-ci aux personnes grosses. C’est une injustice et cela empêche la mise en place d’ actions nécessaires pour répondre aux inégalités face à la santé et à l’accès aux soins rendues évidentes par la COVID-19. Nous concluons cet article en décrivant les efforts de la communauté des militant‧e‧s gros‧ses pour faire face à la stigmatisation de la grosseur dans les réponses à la COVID-19 afin d’offrir aux personnes grosses des opportunités de s’organiser collectivement pour défendre leurs propres besoins. Nous portons ces actions en tant que modèle de justice sanitaire et sociale face à une pandémie mondiale.

Nous utilisons délibérément le terme «gros» pour désigner la grosseur, le corps gros et les personnes grosses. L’ utilisation du mot «gros» au lieu du terme normatif «en surpoids» ou de celui, pathologisant, «d’obésité», signale notre engagement à éviter de stigmatiser davantage la grosseur et les personnes grosses dans cet article. C’est aussi le terme privilégié dans les travaux des chercheurs en Fat Studies et par les militant‧e‧s gros‧ses. [12,13].

2. Le corps gros stigmatisé

L’utilité du corps gros comme objet de condamnation et de punition dans les réponses actuelles à la pandémie de COVID-19 s’appuie sur la problématisation de la grosseur ces dernières décennies. La problématisation comme méthode d’enquête attire notre attention sur les intérêts politiques et les relations de pouvoir qui présentent des «problèmes» comme des vérités généralement admises, ainsi que leurs effets néfastes, afin qu’ils puissent être contestés et reconstitués de manière plus productive [14].

À travers le prisme de la problématisation, l’état de grosseur en tant que marqueur de mauvaise santé et de mauvaise gestion individuelle de sa santé dans les pays du Nord se révèle comme un phénomène relativement récent et hautement politisé [10]. On a fait des corps gros un problème de santé majeur, accusé d’épuiser les ressources limitées du système de santé. La réponse du système de santé est un paradigme basé sur le poids qui concentre un ensemble de présupposés fondamentaux à propos du corps gros.

Le premier est que la grosseur est au cœur de l’état de santé des individus, en tant que facteur de risque sous-jacent de maladies chroniques comme le diabète de type 2, les maladies cardiaques, les accidents vasculaires cérébraux et certains cancers, mais aussi en tant que maladie à part entière [6]. Le deuxième présupposé est que la grosseur est avant tout le résultat d’un déséquilibre entre les calories ingérées et la consommation d’énergie et dépendrait donc principalement du self- control de l’individu à travers ses choix liés à l’alimentation et à l’activité physique [15]. Le troisième est que la perte de poids est un objectif réaliste et réalisable pour la plupart des personnes grosses, qui peut être atteint grâce à des modifications du régime alimentaire et de l’activité physique, et qui se traduira par une amélioration de leur santé [16]. Le quatrième est qu’il est possible de prédire l’état de santé actuel et futur de l’individu en se basant sur des catégories d’indice de masse corporelle (IMC) [10].

Ces présupposés et les efforts qui en résultent pour lutter contre «l’obésité» dominent la politique sanitaire et sociale dans les pays du Nord depuis deux décennies.

La stigmatisation de la grosseur fait l’objet de larges critiques. La recherche critique dans une variété de disciplines ainsi que les activistes de la grosseur remettent en question plusieurs des présupposés fondamentaux qui sous-tendent le paradigme basé sur le poids et la problématisation de la grosseur, et relèvent, ce faisant, les contradictions et les problèmes concernant les systèmes de mesure de l’obésité, l’évaluation de ses causes et les solutions qui lui sont proposées [17].

Les effets néfastes sur les personnes grosses résultant de la stigmatisation de leur graisse en tant que problème de santé, parmi lesquels la légitimation et l’amplification de la haine des personnes grosses, l’impossibilité d’une perte de poids durable pour de nombreuses personnes grosses et les moindres possibilités d’accéder à la santé en tant que personne grosse ont été largement démontrées par la recherche, que ce soit au sein des domaines interdisciplinaires émergents mêlant études sur la grosseur et études critiques de l’obésité ou au-delà -par exemple [11], [16], 18] -.

Une préoccupation clé dans la recherche critique a été l’utilité de «l’obésité» dans les pays du Nord pour détourner la responsabilité de l’État et son implication dans les conditions qui déterminent la santé et le bien-être social des populations, en la rejetant sur l’individu, rendu seul responsable de sa propre autogestion [8, 17, 19, 20].

Cela a pour conséquence de soumettre les personnes grosses aux remontrances et à la vindicte, sans prendre en compte la réalité qui limite l’accès des personnes grosses aux ressources dont elles ont besoin pour être des citoyens capables de s’autogérer qui atteignent la santé grâce à la minceur. C’est tout particulièrement le cas des personnes de couleur et autochtones grosses, des personnes grosses vivant dans la pauvreté et des personnes grosses handicapées qui doivent composer avec les effets conjugués du racisme, de la colonisation, de la marginalisation socio-économique et du validisme.
Cela s’exprime de manière encore plus cruelle lorsque les gouvernements n’assurent pas la sécurité et la mise hors de danger des personnes grosses en période de catastrophe.

Dans un contexte de catastrophe, la préparation est essentielle et se concentre souvent sur des événements environnementaux, par ex. inondation, tremblement de terre ou incendie [21]. Les hôpitaux et les cliniques sont tenus de prévoir les risques et
les évacuations associées. Les récits de personnes aux corps gros abandonnées lors d’inondations et de tempêtes à la suite d’évacuations par triage [par exemple [22], [23]] nous permettent de souligner auprès des agences concernées la nécessité de tout planifier et de se préparer pour inclure les corps gros dans la réduction des risques en cas de catastrophe et pourtant Gray et MacDonald [24] ont démontré que les corps gros étaient «visiblement invisibles» dans la documentation sur la réduction des risques en cas de catastrophe.

En 2005, l’ouragan Katrina a ravagé La Nouvelle-Orléans et ses environs.
L’écroulement des digues et les inondations qui ont suivi à La Nouvelle-Orléans ont fait de nombreux morts. Dans un établissement médical, Emmett Everett, pesant 172 kg, avait justement demandé à une infirmière de s’assurer qu’il ne serait pas abandonné alors qu’on évacuait les gens autour de lui. D’autres membres du personnel auraient apparemment décidé qu’il ne serait pas possible de l’évacuer. Cet homme est décédé au Memorial Medical Center avec dans le sang des substances qui ne lui auraient pas été prescrites jusque-là (morphine et midazolam) et qui ne concordaient pas avec le fait qu’il aurait pris son petit- déjeuner seul, plus tôt ce jour-là. Il aurait, semble-t-il, été jugé trop lourd pour être évacué dans les escaliers et un médecin lui aurait administré de tels médicaments pour hâter sa mort [22].

Quelques années plus tard, en 2012, l’ouragan Sandy a frappé New York. Le Bellevue Hospital Center a été évacué et contraint de fermer pour la première fois depuis plus de 275 ans. Deux patients n’ont pas pu être évacués de l’établissement de 25 étages comportant 800 lits d’hospitalisation. L’état d’un des patients était instable et il ne pouvait donc pas être déplacé. Une autre patiente a été abandonnée au 15e étage à cause de son volume et de son poids. Bien que des exercices d’évacuation aient été menés, jamais le traîneau d’évacuation n’avait été testé pour des formes de corps et des volumes correspondant aux siens. Les risques liés à sa sécurité et à celle du personnel ont été jugés trop importants pour permettre une évacuation sur le traîneau dans l’escalier étroit [23].

De telles décisions servent à amplifier la problématisation du gros. Ces patient.e.s étaient gros.ses au moment de leur admission dans l’établissement et il était peu probable qu’ielles subissent des changements significatifs relatifs à leur poids avant ou pendant les tempêtes, nous devons donc nous demander pourquoi de telles considérations n’ont pas été prises en compte lors de leur admission. Dans le domaine de la santé, les pandémies présentent un autre type de catastrophe préoccupant les corps gros.

3. Le corps gros stigmatisé dans le cadre de la COVID-19

L’Organisation mondiale de la santé et le Centers for Disease Control and Prevention des États-Unis répertorient l’obésité comme une «condition médicale sous-jacente» qui augmente le risque de développer une forme grave de COVID-19 [6,25]. Alors que plusieurs articles, revues et bulletins ont été publiés qui plaident en faveur d’une forte relation entre l’obésité et la COVID-19 [26], [27], [28], [29], [30], [31], Flint et Tahrani [32] ont fait valoir dans The Lancet que « à ce jour, il n’existe aucune donnée permettant de mettre en évidence une perte de chance particulière face au COVID-19 chez les personnes ayant un IMC de 40 kg / m2 ou plus.» (paragraphe 3). Ils suggèrent que c’est ce manque de données qui a conduit à une augmentation de l’anxiété chez les personnes grosses, car elles ont été classées comme étant plus à risque de complications.

Ce même manque de données, soutiennent Flint et Tahrani, pourrait induire à tort chez les personnes non grosses un faux sentiment de sécurité. Mais d’autres chercheurs pensent que, même en l’absence de données, il est important de positionner l’obésité comme un facteur de risque. Kassir [26], par exemple, déclare au début de son éditorial:

« Même s’il existe très peu de données disponibles sur l’IMC des patients atteints d’infection au COVID-19, le rôle de l’obésité dans l’épidémie de COVID-19 ne doit pas être ignoré » (para 1) . Le risque clinique de la grosseur restant contesté, il convient de noter que les associations faites entre poids corporel et risque sont souvent réfutées. Par exemple, plusieurs études avaient rapporté un risque et une gravité plus élevés de la grippe H1N1 chez les personnes grosses en 2009 [par exemple [33], [34]].

Cependant, une analyse et méta-analyse méthodiques de la grippe H1N1 en relation à l’IMC montrent qu’après prise en compte des préjugés du monde médical envers les personnes grosses concernant le traitement antiviral précoce et l’IMC, il n’y avait pas d’augmentation du risque de décès pour les personnes grosses (IMC 25 et plus) [35]. Le fait d’avoir un IMC élevé est plus répandu au sein des minorités ethniques et des populations les plus pauvres, deux facteurs qui doivent donc être pris en compte dans toute analyse avant de tirer des conclusions concernant le rôle de l’IMC par rapport à celui de l’accès aux soins en temps voulu, et de la stigmatisation et la discrimination structurelles.

Indépendamment du risque réel ou non, l’association entre les corps gros et la COVID-19 a été placée au-devant de la scène. Le responsable de la santé publique le plus visible aux États-Unis, le Dr Anthony Fauci, a martelé sans relâche que les personnes grosses couraient un risque plus élevé de développer des formes graves de COVID-19; de nombreuses personnes l’ont pris comme une mise en accusation. Un article de Reuters sur le taux de mortalité en Louisiane a fait valoir que le taux de mortalité dans cet État était plus élevé que dans d’autres (celui de New York, par exemple) en raison de la grosseur de ses habitant‧e‧s [36]. S’il est vrai qu’un quart des personnes décédées (jusqu’à présent)de la COVID-19 en Louisiane étaient grosses, ce chiffre n’est jamais que le reflet de la proportion de personnes grosses sur la population totale de l’État. Des articles dans d’autres organes de presse, tels que le New York Times, se sont également fait l’écho du fait que les personnes grosses (les hommes gros en particulier) couraient un risque plus élevé d’être hospitalisées et/ou de mourir après avoir contracté la COVID-19 [37].

En outre, de nombreuses personnes utilisant les réseaux sociaux comme plateformes ont profité de cette pandémie de COVID-19 pour revendiquer et propager leurs positions grossophobes et appeler à l’élimination des personnes grosses. Ahmed [38], par exemple, a publié un article intitulé «Le coronavirus montre pourquoi nous devons combattre la crise de l’obésité».

Quand le gouvernement, les responsables de la santé publique et les journalistes stigmatisent la grosseur, tout le monde l’entend, y compris les professionnels de santé qui évalueront si leurs patients gros doivent se faire tester et traiter contre la COVID-19. On en trouve le parfait exemple dans le traitement reçu par Lauren Rowello, dont le médecin a refusé de lui prescrire un cycle de traitement supplémentaire aux stéroïdes pour traiter sa pneumonie/cas possible de COVID-19. La raison de cette réticence était «que les médicaments pouvaient entraîner une prise de poids» [39]. Lauren a insisté plus d’une fois, expliquant que ses symptômes s’étaient grandement améliorés lors du traitement aux stéroïdes prescrit par un autre médecin, une semaine plus tôt environ. Mais le médecin n’a pas changé d’avis. En partageant son histoire, Lauren a indiqué qu’il n’était pas fait mention de son poids dans les antécédents médicaux fournis, et qu’il ne faisait pas non plus partie des constantes et informations recueillies lors de la consultation en télémédecine. Le soignant a peut-être déduit, en voyant le visage de Lauren à l’écran, que celle-ci était grosse, ou peut-être pensait-il simplement que la prise de poids était un risque trop important pour quiconque, indépendamment de sa taille, pour traiter la maladie. Lauren remarque : «À ce moment-là, elle a projeté un idéal culturel sur mon traitement, porté par la conviction qu’il serait préférable de préserver ma silhouette plutôt que de vaincre une pneumonie potentiellement mortelle »[39, para 17]. Heureusement pour Lauren, elle a pu trouver un autre soignant qui a écouté ses symptômes, ses besoins et a pu lui prescrire les médicaments adaptés pour traiter sa maladie. Malheureusement, il est très probable que de nombreuses personnes grosses atteintes de COVID-19 dans le monde n’auront pas cette chance.

Alors que le corps gros est stigmatisé pendant la pandémie, les gouvernements déploient une énergie renouvelée dans leurs efforts pour lutter contre « l’obésité». Avant la COVID-19, l’élan s’était dissipé après vingt ans d’un discours sanitaire et social dominant. Cela était sans doute dû à une interaction complexe de facteurs, parmi lesquels la preuve croissante de l’inefficacité des politiques de perte de poids menées par l’État visant un changement de comportement individuel [40,41] et l’érosion opérée par les discours critiques sur le paradigme centré sur le poids [11,15].

Il est certain qu’à Aotearoa, en Nouvelle-Zélande, dans les mois qui ont précédé la première mention de la COVID-19, la prévalence du sujet de l’obésité et de sa prévention comme figure constante des gros titres des médias d’information, et objectif politique de premier plan comme c’était le cas au début des années 2000, s’était atténuée et ce marronnier s’était vu relégué à un niveau de priorité inférieur et abordé avec une plus grande prudence politique [42], [43], [44].

La COVID-19 a inversé ce progrès. Les gouvernements, sur la défensive au sujet de leur manque de préparation face à la pandémie et aux inégalités d’accès aux soins mises en lumière par le virus, ont été prompts à désigner la grosseur comme facteur de risque sous- jacent dans le cadre de la COVID-19, et comme charge évitable pour les systèmes de santé devant répondre à la pandémie [45]. Dans le contexte de la COVID-19, l’obésité fait de nouveau la une des journaux [46] et les mesures gouvernementales visant la réduction et la prévention de l’obésité y trouvent un nouveau socle [47].

En conséquence, de nombreux présupposés du paradigme sur le poids sont repris malgré les preuves, de nos jours abondantes, qui montrent qu’ils sont infondés [48]. Ces présupposés se reflètent de manière flagrante dans les initiatives politiques proposées pour lutter contre l’obésité dans le contexte de la crise sanitaire de la COVID-19, et qui visent les

régimes alimentaires et les pratiques sportives des individus [47], ainsi que dans les propositions visant à relancer les financements publics des programmes de chirurgie bariatrique [49], [50], [51].

Par exemple, alors même que le Royaume-Uni a du mal à contenir l’épidémie et l’incompétence ministérielle, continuer à promouvoir la perte de poids comme un facteur réducteur de risque face au COVID- 19 sans preuve formelle d’un quelconque lien [52] est malhonnête. D’autant plus que cette promotion est menée par le Premier ministre du Royaume-Uni qui, lui-même, a été hospitalisé à cause du virus, se qualifie lui-même de gros, a annoncé avoir récemment perdu 6 kilos et a proclamé que les gros Britanniques pourraient se faire prescrire des balades en vélo par leurs médecins [53]. La désignation des personnes grosses comme boucs émissaires s’exprime donc dans les politiques de prévention de l’obésité, mais également dans des propositions visant à rationner, voire même à leur refuser, les ressources et les soins pouvant leur être prodigués face à la COVID-19.

La crainte du corps médical d’être submergé par un afflux de patients souffrant de la COVID-19 est devenue réalité. Les agents de santé publique et le gouvernement ont tenté de comprendre des rapports de modélisation afin de prédire et de se préparer aux «pires scénarios» concernant les taux de reproduction possibles de l’infection [54]. Des propositions de rationnement des soins, notamment l’accès aux respirateurs artificiels, ont été discutées entre professionnels de la bioéthique et médecins [55]. L’incapacité très réelle des services de soins intensifs à faire face à la crise sanitaire, et la possibilité très vraisemblable de devoir rationner les soins sont arrivées au premier plan, concentrant toutes les craintes de la population [56, 57]. Ces questionnements ont abouti à un plan de rationnement excluant des soins les personnes âgées, les personnes handicapées et les personnes grosses [58].

Par exemple, les directives de soin en cas de pandémie de l’État de Californie suggéraient que les décisions liées au rationnement des soins devraient être prises en fonction de l’âge, des antécédents médicaux et du niveau de validité du patient. Devant l’indignation générale, l’État de Californie a révisé ses directives en juin 2020, en ordonnant que les décisions en matière de soins et d’allocation des ressources ne soient pas basées sur le poids ou sur des affections liées au poids, ou dictées par de nombreux autres facteurs tels que l’âge, le genre, l’origine ethnique et l’nvalidité [59].

Malheureusement, le triage et les décisions d’allocation des ressources de soin dépendent souvent de l’équipe médicale et sont donc affectés par les discriminations et les préjugés [57]. Les personnes grosses à qui on diagnostique la COVID-19 ne sont pas les seules personnes grosses à risque, les travailleurs essentiels gros le sont également. La pénurie d’équipement de protection individuelle pour les professionnels de santé en première ligne (et les autres travailleurs essentiels) pendant la pandémie de COVID-19 a été un problème mondial [60], [61], [62], [63], [64].

Aux États-Unis, les professionnel‧le‧s de santé dans les hôpitaux accueillant des communautés de couleur et ceux dans les hôpitaux et maisons de retraite ruraux ont été le plus durement touchés par le manque de ressources de leurs employeurs [65]. Les travailleur‧euse‧s sont obligés de fabriquer eux-mêmes leur équipement de protection, de réutiliser, à défaut, le matériel, ou tout simplement de s’en passer. Ceux qui ont eu accès aux équipements de protection nécessaires constatent souvent qu’ils ne sont pas adaptés, car ils ne sont fabriqués qu’en taille unique [66, 67].

En outre, cette taille unique n’est pas conçue pour les corps de femmes, les corps handicapés ou les corps gros, elle a été conçue pour un corps d’homme [68].
Un rapport du Trades Union Congress, l’organisation fédératrice des syndicats britanniques [69], a révélé que seulement trois femmes sur 10 au Royaume-Uni ont des équipements de protection parfaitement adaptés. Des professionnelles de santé du Royaume-Uni se sont tournées vers les réseaux sociaux pour partager des photos d’elles portant des équipements de protection mal ajustés [67]. En temps normal, des équipements de protection inadaptés compliquent la réalisation des tâches et exposent à des risques d’accidents et de blessures [70]. Mais pendant la pandémie de COVID-19, cela expose des personnes à un risque de maladie. Pour les personnes grosses en particulier, le manque de matériel de protection adapté est problématique : les gros.ses peuvent avoir des difficultés à enfiler les gants, les protections des yeux, les vêtements de protection, etc.

4. Prendre la stigmatisation à bras le corps : les réponses de la communauté militante

Les militant‧e‧s contre la grossophobie du monde entier n’ont pas tardé à remettre en question la stigmatisation de la grosseur dans le cadre de la pandémie de COVID-19 et à en révéler ses effets néfastes sur les personnes grosses. Ces réponses ont inclus lapublication d’articles qui mettent en lumière la grossophobie dans le cadre de la pandémie de COVID-19, en illustrant comment la grosseur est présentée comme un risque élevé et un lourd fardeau pour les ressources de santé, tout en étant également présentée comme une épée de Damoclès pour les personnes non grosses passant du temps en quarantaine (oh non ! Les 5 kilos de la quarantaine !) [72], [73] , [74], [75], [76]. Da’Shaun Harrison [77] illustre comment la stigmatisation de la grosseur pendant la COVID- 19 s’inscrit dans l’histoire eugéniste plus générale des Centers for Disease Control aux États-Unis.

La militante danoise Dina Amlund [78] a mis en évidence la discrimination à laquelle sont confrontées les personnes grosses dans le monde du travail, ce qui les rend plus susceptibles d’être financièrement vulnérables que les personnes non grosses pendant cette période de récession économique. La même discrimination est à l’œuvre dans les établissements de santé, comme l’a noté Amlund, les personnes grosses ayant à la fois un risque plus élevé de contracter la maladie et moins de chance d’en guérir. Amlund conclut : «J’espère que les personnes grosses du monde entier bénéficieront d’un traitement égal pendant cette pandémie. Et j’espère que les personnes grosses du monde entier n’auront pas à souffrir plus durement que tout le monde pendant la crise financière qui nous frappe. »[78, para 25].

L’alliée Christy Harrison [79], du podcast Food Psych, a publié dans Wired un article qui passe en revue les preuves concernant les liens entre grosseur et COVID-19. Les militants gros ont également organisé des campagnes pour faire connaître ces préoccupations et lutter pour des soins convenables pour les corps gros; on trouve parmi eux Yes2Bodies en Suisse [80], la Fat Rose aux USA, et la German Society Against Weight Discrimination en Allemagne. Fat Rose, le collectif militant, a mené la campagne #NoBodyIsDisposable (#NBID) contre la discrimination au triage hospitalier [81]. Cette campagne rassemble des groupes souvent ciblés par des plans de rationnement des soins, tels que les personnes handicapées, les personnes grosses, les personnes âgées et les personnes atteintes du VIH / SIDA (et d’autres maladies chroniques) pour lutter contre les plans de triage qui les sacrifieraient au nom du bien-être des autres.

La campagne #NBID s’est associée à des organisations de défense des droits civiques et à des professionnels de santé pour sensibiliser le public aux plans de triage et de rationnement, et les combattre. La campagne a invité tout le monde à entreprendre trois actions. Parmi ces actions, on trouve la signature d’une lettre ouverte aux prestataires de santé, la prise de contact avec des représentants du gouvernement et le partage d’un selfie de solidarité [81].

Dans le cadre de cette campagne, la campagne #NBID a créé un site Web de ressources destinées aux personnes susceptibles d’être à risque de discrimination au triage. Le site Web héberge des informations sur les documents importants à préparer avant de tomber malade et sur les indispensables à apporter à l’hôpital. Parmi ces indispensables,on trouve le «kit de connexion». Ce «kit de connexion» contient des éléments tels queles coordonnées de la famille et des amis, une «photo de vous-même qui vous humanise, prise dans le cadre de votre vie quotidienne, avec des ami‧e‧s ou au travail» [82], et un mini- résumé à propos de la personne qui entre à l’hôpital. Ils suggèrent de mettre ces documents dans un sac en plastique transparent ou dans une chemise protectrice en plastique, dotés d’une ficelle pouvant être attachée à une civière ou enroulée autour du poignet de l’individu.

Des informations supplémentaires sont fournies sur les endroits où la grosseur bénéficie d’une garantie d’égalité de protection en vertu de la loi à travers les États-Unis (comme la ville de San Francisco ou l’État du Michigan), et les stratégies qui peuvent être utilisées pour défendre ses droits en milieu hospitalier. Des ressources de soutien ont été développées par d’autres. Par exemple, «Comment survivre au rationnement des services COVID-19»[83] est un document britannique qui reconnaît la vulnérabilité des personnes grosses et handicapées face aux décisions de rationnement et encourage tou‧te‧s celleux qui le peuvent à élaborer dès maintenant un plan en cas d’hospitalisation, et à en discuter avec leurs proches. Ils recommandent également d’établir une procuration en ligne, si cette possibilité existe. De l’autre côté de la Manche, l’association We4FatRights a développé des ressourcespour soutenir les militants qui souhaitent s’opposer aux plans de rationnement des institutions et des États membres de l’UE. Ce groupe a été lancé comme un projet de Yes2Bodies et de la Société allemande contre la discrimination par le poids. Dans leur profession de foi, ils déclarent: «Nous rejetons catégoriquement les organigrammes ordonnés par l’État qui décident de la vie et de la mort en fonction d’un diagnostic lié à l’apparence, à l’âge, au handicap et à l’appartenance ethnique»[84].

Les objectifs de la campagne sont disponibles dans plusieurs langues européennes, notamment l’allemand, l’anglais, le néerlandais, l’islandais, le suédois et l’espagnol. Ces ressources comprennent une imagerie militante utilisable sur les réseaux sociaux et une lettre ouverte que les individus et les organisations peuvent signer. Comme ils l’écrivent
: «Les graves décisions morales auxquelles les professionnels de santé sont confrontés découlent de diverses décisions économiques prises ces dernières années. Elles ne reflètent pas le capital existant au sein des pays européens, et qui pourrait être mis à disponibilité pour garantir des soins médicaux décents» [85]. La lettre s’appuie sur une décision de 2020 du comité d’éthique allemand qui proposait que les États ne puissent pas imposer le baromètre éthique devant prévaloir sur les situations de triage aux professionnels de santé [86], comme cité dans We4FatRights [85]. La lettre se termine en exigeant que les institutions prennent clairement position sur l’égalité de traitement des personnes grosses (à la fois pendant la COVID-19 et dans la santé en général), et un appel à traiter la question des soins pendant la pandémie de COVID-19, et en particulier la question du triage, de manière transdisciplinaire, en y incluant les personnes les plus vulnérables.

5. Au-delà de la stigmatisation : un modèle pour une justice sanitaire radicale

L’impact mondial de la COVID-19 marquera des générations. Le Sendai Framework for Disaster Risk Reduction [87] recommande de se recentrer sur une approche basée sur les preuves de l’évaluation des risques, et de mieux comprendre les actions et les prises de décisions relatives aux groupes vulnérables dans le secteur de la santé et des urgences
[88]. D’un côté, on pourrait croire que mettre en évidence la vulnérabilité apparente des personnes grosses à la COVID-19 serait utile, mais en établissant des liens qui peuvent s’avérer plus fragiles que réels, on renforce la stigmatisation de la grosseur et on augmente la vulnérabilité face aux préjugés et à la discrimination.

Comme nous l’avons démontré, des questions subsistent sur le risque mesurable de l’association entre la grosseur et la COVID-19. Indépendamment de notre impossibilité à tirer des conclusions quant à ces risques, un fait demeure : le paradigme centré sur
le poids n’a pas réduit le nombre de personnes grosses ni amélioré la santé de ces dernières.
La COVID-19 éclaire et met en évidence les profondes inégalités déjà existantes qui sont sans rapport avec le poids, mais plutôt causées par les facteurs sous- jacents des déterminants sociaux de la santé tels que la pauvreté, le racisme et d’autres formes d’oppression structurelle. En outre, la stigmatisation et l’oppression grossophobes auxquelles les personnes grosses sont confrontées tout au long de leur vie augmentent leur vulnérabilité aux impacts négatifs de la pandémie COVID-19.

À la lumière de ces informations, nous devons rejeter l’utilisation de la grosseur, et l’incrimination des personnes grosses au nom de la responsabilité individuelle, pour détourner l’attention de la responsabilité qui incombe au gouvernement en matière de préparation, d’intervention et de gestion en cas de pandémie. Nous devons œuvrer inlassablement pour l’inclusion d’un EPI adapté aux travailleurs gros et rejeter fermement tout plan ou triage qui exclut les personnes grosses des soins nécessaires et adaptés dans le cadre de la pandémie de COVID-19. La COVID-19 souligne l’importance de la mobilisation mondiale pour s’attaquer aux disparités structurelles qui alimentent les inégalités en matière de santé, si fortement mises en évidence par cette pandémie de COVID-19.

Les militant‧e‧s gros‧se‧s sont les experts de leurs propres communautés et ont une forte tradition de contestation des «faits» scientifiques sur les corps gras, de recherche de moyens pour empêcher la grossophobie des institutions et de mise à disposition des personnes grosses d’outils pour défendre leurs propres besoins [89]. Ces actions sont en accord avec la philosophie du Sendai Framework for Disaster Risk Reduction qui requiert une meilleure compréhension du risque «sous tous ses aspects de vulnérabilité, de capacité et d’exposition» (p.14). Tout ceci s’aligne sur les principes des Nations Unies qui prônent de ne négliger personne dans une optique de non-discrimination» [90]. Cette obligation de ne négliger personne en cas de catastrophe reconnaît la dignité humaine comme principe fondamental.

Face à cette pandémie mondiale, cela implique de s’assurer que toutes les personnes, quelle que soit leur taille, disposent des ressources nécessaires pour affronter la COVID-19 et d’un accès aux soins qui soit équitable. Il y a bien des leçons à tirer du travail des militant.e.s gros.ses qui, au cours de cette pandémie de COVID-19, ont critiqué l’association entre la grosseur et le risque de COVID-19, ont soulevé la grossophobie intrinsèque des réponses à la pandémie et se sont rapidement organisés pour
identifier les priorités, les ressources et les plans d’action de leur communauté. Ielles ont vigoureusement dénoncé la recrudescence de la stigmatisation de la grosseur facilitée par la COVID, ont rejeté les plans visant à refuser les soins aux personnes grosses, et ont donné la priorité aux besoins des membres les plus vulnérables de leur communauté.

Les actions des militants gros pour dénoncer et contester la stigmatisation de la grosseur, et les effets de celle-ci, dans le cadre de la COVID-19 devraient être considérées et appréciées comme un modèle de justice sanitaire dans la réponse aux catastrophes.

Notes

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Quand grossophobie et transphobie se rencontrent

[Cet article est une traduction d’un article en anglais que nous vous invitons à consulter si vous voulez être plus proches de la signification originale. Sachez que notre équipe de traduction a fait de son mieux pour rester proche des idées du texte original. Bonne lecture !]

The Intersection of Fatmisia and Transmisia” – Quand grossophobie et transphobie se rencontrent

TW: Cet article parle de grossophobie, de transphobie, de suicide, de violence envers les personnes trans et contient des interviews de personnes trans assez tristes et dures qui peuvent vous faire sentir vraiment très mal, prenez bien cela en compte si vous continuez la lecture.

Le body positivisme fait-il assez de place aux personnes grosses et transgenres ? Certain-es pourraient dire que non, tout comme les obstacles spécifiques de la transition dont les personnes grosses et trans sont victimes sont rarement évoqués dans les espaces safes de body positivisme.

Quels sont ces obstacles, comment avons-nous échoué à y répondre et comment le faire dans le futur ?

Johnny nous raconte son expérience avec un chirurgien plastique de Denver au Colorado qui l’a laissé “humilié”. Le traumatisme de s’être vu refuser son opération du buste l’a laissé dissocié et quasiment sans emploi.

Quelques semaines plus tard, un autre médecin donne à Johnny le feu-vert pour la chirurgie. Du coup, quelle était la raison du premier chirurgien d’avoir refusé quelque chose d’aussi vital ?

J’étais en surpoids et j’aurais eu l’air bizarre après l’opération si mon estomac avait été plus gros que ma poitrine”, m’a dit le médecin. Johnny, un homme trans réfléchi qui a la gentillesse de répondre à mes questions continues: “c’était à peine voilé et ça semblait vouloir dire“ vous ne serez pas assez attirant pour que l’on soit fier de vous appeler notre patient”

Les personnes grosses et transgenres font face à des obstacles considérables lorsqu’elles cherchent des transitions médicales, incluant les prises d’hormones et les opérations de réassignation, que ce soit par l’attitude des chirurgiens qui refusent de travailler avec elleux ou par celle des médecins qui ont l’impression qu’ils ne feront pas des hommes et des femmes “acceptables”. Pour ces raisons, les personnes transgenres présentent des troubles alimentaires très élevés, plus encore que chez les femmes-cis-hétéro. Un danger de plus menaçant la vie de ces personnes.

Dans leur essai No Apology: Shared Struggles in Fat and Transgender Law Dylan Vade et Sondra Solovay expliquent comment les personnes grosses et transgenres sont contraint-es par le système légal à assimiler des standards cis-normatifs : “Quand on essaie de passer outre ces barrières en utilisant le système légal, non seulement on attend  des personnes grosses et transgenres qu’iel partagent le but de l’intégration, mais ielles sont également contraint-e-s de renforcer les normes de la grossophobie et transphobie pour sécuriser une base de droit légal dans laquelle se complaisent  leurs paires, les personnes non grosses et non transgenres.

C’est un cercle vicieux : l’oppression nécessite une intervention légale et pourtant la personne doit participer à cette oppression jusqu’à ce qu’elle reçoive une protection légale.” Iels l’expliquent : les affaires gagnantes adoptent généralement une posture légale qui renforce les préjugés sociétaux. Les affaires qui défient les préjugés sociétaux perdent généralement.” Iels illustrent cela avec deux affaires de discrimination grossophobe en Californie, John R. de Berkeley et Toni C. de Santa Cruz.

Tout-e-s les deux réclament une indemnisation pour la discrimination subie par rapport à leur poids sur leur lieu de travail. John R. qui a parlé de son surpoids comme de quelque chose de problématique et qu’il ne peut soigner, a gagné cette affaire. Toni C. qui n’était en rien désolée pour son poids a perdu son affaire.

Toni C. a rejeté le point de vue médical de son surpoids et ces arguments étaient sans complexes aucuns. En refusant de situer le problème sur son propre corps, mais plutôt sur le “fat-hating” de la société, Toni perd son affaire.

Cependant, Solovay et Vade débattent du système légal et non médical, après avoir interviewé plusieurs personnes trans qui ont eu leur opération ou prise d’hormones refusée à cause de leur poids, des similarités surprenantes apparaissent.

Beaucoup voient les personnes trans de tous genres comme des défis au genre binaire. Quand iels sont sans complexes à propos de leur genre et de leur corps, iels sont vu-es comme une menace. Quand iels sont gros-ses, beaucoup de médecins et chirurgiens interprètent leurs genres comme déviant et même iconoclaste, et iels peuvent (et font) demander une perte de poids avant de prescrire des hormones ou d’accorder la chirurgie. Mais avec 90-95% de taux d’échec des régimes et un taux de 40% de tentatives de suicide chez les adultes trans, est-ce que ces attentes de perte de poids ne font pas plus de mal que de bien ?

Beaucoup aimeraient supposer que si les médecins refusent aux personnes trans les opérations et les prises d’hormones à cause de leur poids c’est qu’il doit y avoir une solide raison médicale, mais les interviews que j’ai menées semblent indiquer le contraire. Un-e des répondant-e racontait que son médecin disait de la chanteuse Adèle, qu’elle était trop grosse pour être une “vraie femme”, seulement, si elle s’habillait de manière androgyne, les gens pourraient “penser qu’elle était là pour réparer les routes”. D’autres parlent de tests en clinique pour certifier si leur genre est “vrai” ou non, incluant des questions condescendantes comme l’intérêt des hommes trans pour les magazines de mécanique.

L’hétéronormativité était également abordée via les personnes trans et bisexuelles qui signalent que leurs médecins tentaient d’influencer leur orientation sexuelle contre elles pour les convaincre de ne pas transitionner.

Beaucoup ont entendu un chirurgien leur dire qu’iels auraient besoin de perdre du poids, simplement pour qu’un autre leur dise qu’iels ne devraient pas, renforçant ainsi le mensonge des médecins ne pouvant opérer les personnes grosses.

La plupart signalent peu ou pas du tout de support émotionnel de la part de leur médecin après qu’un obstacle basé sur le poids soit placé devant elleux, beaucoup disant qu’à la place on leur prescrivait des pilules régimes.

Tou-te-s parlent de périodes de grandes détresses, pour la plupart avec des idées suicidaires ou tentatives de suicide à la suite de leur refus.

Erin, de Melbourne en Australie, produit un aperçu d’à quel point la grossophobie peut blesser à vie. Erin, un brillant homme trans dans la trentaine, a commencé à chercher une transition médicale à l’âge 19 ans. Il décrit une clinique dont il craint toujours les représailles et ne peut en révéler le nom. On a questionné son genre à la fois dans son rapport à sa bisexualité et à son handicap. On lui a dit qu’il devrait attendre d’avoir “choisi” sa sexualité pour transitionner ou d’attendre “d’aller mieux” sachant que sa maladie est incurable. On a également dit à Erin qu’il ne pourrait pas continuer le programme et se faire opérer sans avoir perdu du poids.

Lorsque j’ai demandé comment j’étais censé perdre du poids étant donné mon impossibilité de faire de l’exercice dû à mon handicap, on m’a répondu “qu’il y avait des pilules à prendre pour ça” et on m’a envoyé voir un médecin”. Erin a été mis sous phentermin, une amphétamine prescrite pour la perte de poids mais également connue pour sa dangerosité.

Ça m’a causé de la tachycardie, il m’était impossible de dormir, ça m’a rendu nerveux et ça m’a fait me sentir vraiment mal.” Alors il a voulu arrêter de prendre cette drogue, mais on lui a rappelé qu’à moins de perdre du poids il ne pourrait pas continuer le programme. Mais il n’y avait pas d’autre programme existant près de chez lui : “J’avais l’impression de n’avoir aucune autres options, du coup j’ai continué à en prendre pendant quelques mois encore. Je suis tombé plus malade encore. Les battements de mon cœur continuaient d’augmenter, je ne pouvais toujours pas dormir et je commençais à ressentir une terrible anxiété. Et je n’ai d’ailleurs perdu aucun kilos durant cette période.”

Erin raconte les longues périodes durant lesquelles il a fortement pensé au suicide, pendant le programme mais également après l’avoir quitté. Même si depuis il a eu son opération et un médecin trans-friendly grâce à un médecin différent dans une autre ville, Erin dit : “Je me sens comme s’il y avait deux versions de moi. Il y a celle où je suis qui je suis actuellement, et il y a une réalité alternative où on m’a donné accès au traitement approprié lorsque j’en avais besoin et lorsque je le souhaitais. Et j’imagine que cette version de moi est plus heureuse, en meilleure santé et qu’elle est une personne mieux adaptée que je ne le suis.”

Juanita, une femme trans, écrit magnifiquement et de manière poignante son expérience à l’Hôpital Académique Steve Biko avec le jury médical quand est venue la décision de lui donner ou non des hormones:

Le Dr Martin l’a informé que le seul problème était ma pression sanguine, mais j’étais en bonne santé et il a recommandé que je commence le traitement immédiatement. J’étais tellement heureuse d’entendre ces mots, mais le prof Lindique brisa mon excitation. “Je ne suis pas d’accord”. C’était silencieux jusqu’à ce que le prof focalise soudainement sur moi. “Combien pesez-vous ?” Inconfortable je répond. “Vous devez perdre au moins 25 kilos avant que l’on puisse vous opérer.” J’étais assise et déconcertée pendant que j’écoutais le prof Lindique et les médecins du département d’endocrinologie argumenter. “C’est ma décision définitive. Dr Khosa, êtes-vous à l’aise à l’idée d’opérer une patiente obèse.” Le Dr Khosa confirma que j’avais besoin de perdre du poids. Le prof Lindique repris: “Je pense inutile de mettre la patiente sous hormones pour le moment. Pourquoi avons-nous besoin de la mettre sous inhibiteurs quand retirer les testicules serait plus bénéfique et plus économique. Nous pourrons, espérons-le, faire la chirurgie dans 6 mois.” Le Dr Martin a essayé une dernière fois de convaincre le prof Lindique avant que mon destin ne soit scellé. J’ai quitté la pièce, les larmes aux yeux. Au moment où j’ai vu JL, je me suis jetée dans ses bras et j’ai pleuré sans retenue.”

Juanita raconte que ces ami-es cisgenres ne pouvaient pas comprendre la sévérité de la décision, alors que ses ami-es trans comprenaient que cela pouvait vouloir dire vivre de manière dysphorique pendant des années encore sans traitement solide et efficace. Ici on peut voir comment un médecin grossophobe suffit à renverser la transition de Juanita et à la mettre dans un état émotionnel dangereusement fragile. Etant donné la menace à laquelle font face les personnes trans qui ne font pas de “passing”, pas seulement de la part des inconnus violents mais aussi de la part des propriétaires refusant de leur louer, des employeurs refusant de les embaucher, des juges ordonnant contre elleux et de la cruelle et banale violence du mégenrage, le traumatisme de se voir refuser des hormones est évidemment au-delà de la démoralisation, c’est dangereux. Etant donné ces médecins qui la plupart du temps s’appuient largement sur de la science décriée, comme la masse d’indice corporelle, et apportent rarement un soutien pour passer outre ces obstacles, les personnes trans doivent souvent se débrouiller seul-e avec un pronostic injuste. Amy Tysoe raconte que ses médecins lui ont dit que son opération serait suspendue jusqu’à ce que son IMC soit en-dessous de 35, chirurgie en-dessous de 30, et son médecin ne pouvait ou ne voulait même pas faire le calcul inverse pour lui donner un poids cible.

Compte-tenu de ces informations, pourquoi le body-positivisme (Avec mon plus grand respect pour Shay Neary, l’incroyable modèle transgenre plus-size) est-il si massivement cisgenré ?

Dans ses écrits à propos de la biographie d’Oscar Zeta Acosta, Marcia Chamberlain fournit quelques aperçus de comment le mouvement fat positif a déçu les personnes racisées. “Le mouvement, dont il est clair qu’il n’était concerné que par un seul soucis durant les années 1970, demandait implicitement que soit laissé à la porte sa couleur de peau.” Elle continue en ajoutant “Mais le classement des oppressions a créé des situations difficiles pour les personnes comme Acosta dont les stigmates ne pouvaient pas être nettement délimités et jugés sur une échelle de 1 à10. Il est intéressant de noter que si les personnes grosses étaient absentes des positions de leader au sein du mouvement de Chicago, l’opposé était également vrai, la plupart des porte-paroles pour le fat power des années 70 étaient blancs.”

J’aimerai avancer que pendant que les problèmes de race prévalent encore dans la communauté fat positive, nous devons également composer avec des problèmes de genre et de représentations. Comment traitons-nous les personnes trans et grosses parmi nous ? Quand nous parlons de fat-body-positivisme est-ce que nous incluons les besoins des hommes gros et trans, des personnes non binaires et grosses et des femmes trans et grosses ? Est-ce qu’on se concentre sur leurs besoins spécifiques ou est-ce qu’on se concentre sur les besoins qui nous affectent “tou-te-s”.

Shay Neary souligne, concernant un autre point de désaccord pour les femmes grosses et trans, que : “aussi, pourquoi est-ce les femmes trans ont des rdv pour des shooting mais qu’on les met en costumes ? [l’industrie] veut toujours que les femmes trans ait un peu l’air masculines parce que c’est en quelque sorte plus fashion, si tu n’es pas androgyne, si tu es trop féminine ou masculine, ils ne veulent pas te donner de rdv, ils veulent que les gens sachent que tu es trans, comme ça ils peuvent l’inclure dans les sorties de presse etc etc. Ça finit en l’exploitation de mon identité pour que le designer soit bien vu”

Avec cela en tête, comment pouvons-nous appréhender les enjeux de la transidentité de la même manière que le militantisme cis-fat, sans pour autant les exploiter ?

Je crois que le meilleur moyen d’y parvenir est d’élever leurs voix, mais aussi de focaliser, comme les militant-es le font, sur les problèmes qui affectent spécifiquement les personnes grosses trans et seules, comme le refus d’opération dû au poids. Lorsque l’on débat de comment le gros est féminisant sur les hommes, nous devons prendre en compte de comment cela blesse spécifiquement les hommes trans. Quand on débat de comment le gros non-genre les femmes nous devons saisir avec quel réel et sérieux danger cela place les femmes trans face à la violence cis-genre.

Nous devons également comprendre les réalités du gros pour le corps trans en écoutant les personnes trans et grosses.

S. Bear Bergam écrit dans Part-Time Fatso “Ironiquement, c’est mon poids pour lequel je suis parfois le plus reconnaissant, quand je veux que le monde me voit tel un homme. Ma large carrure et la relative facilité avec laquelle je la meut dans ce monde sont transgressives et inhabituelles pour une femme élevée dans cette culture. J’ai une grande foulée, je garde la tête haute. Et ces seuls facteurs suffisent parfois à placer dans la catégorie masculine  l’échelle de perception. Ma circonférence et ma largeur permettent à ma petite poitrine d’être perçue comme des “seins d’homme”, et mon visage de grande envergure Ashkénaze d’avoir l’air autoritaire et masculin plutôt que d’un balabusta avec un rhume de cerveau. [Expression Yiddish signifiant « personne au foyer »] Ma grosse incapacité enfantine à m’asseoir les jambes croisées sur les genoux, et tous les problèmes que ça a causé pendant les années durant lesquelles j’étais encore engoncée dans les robes et des jupes, ont créé – à travers le miracle de la rébellion adolescente – une habitude de m’asseoir avec les jambes croisées, chevilles sur les genoux dans un style traditionnellement masculin, de porteur de pantalon”

Cependant, là où Bergam trouve que son surpoids accentue son genre, beaucoup d’autres, y compris Katelyn Burns, ne le trouve pas. Dans sa magnifique pièce, Burns raconte comment la grossophobie l’a découragée à transitionner. “Les mots de Forest correspondaient à mon dialogue intérieur : Tu es trop grosse, tu es trop grande, tu es trop chauve pour être une femme”. Etant donné la façon dont les personnes trans sont très souvent refusées à l’accès médical transitoire, aucun-e ne peut être surpris-e par la peur de Burn. Quand votre véritable vie dépend de l’approbation des autres vous n’êtes pas laissé-e avec un “choix” mais plutôt devant un insurmontable mur que vous devez escalader ou mourir. Pour beaucoup le mur est simplement trop grand.

En effet, beaucoup de personnes trans expriment un découragement considérable en discutant de leur poids et de la transition médicale. En conséquence, Erica n’a pas cherché à faire son opération parce qu’elle savait qu’on lui demanderait de perdre  90 livres pour ça. Un obstacle qu’elle trouvait ingérable avec sa dépression. “Ce n’est pas vraiment un choix que je peux faire. Sauter un simple repas fait de moi un morceau inutile simplement gisant dans son lit.” Ses sentiments font écho à ceux d’Erin, dont le handicap l’a laissé sans choix, confronté à la phentermine et à une vie de maladie aux effets secondaires et au suicidaire risque de dysphorie.

Peut-on encore appeler cela un choix ?

C’est un sujet qu’en tant que militante cis-grosse j’ai combattu par le passé. Nous devons reconnaître la terrible pression que subissent les personnes trans pour perdre du poids et nous devons soulager cette pression.

Les statistiques montrent que les régimes ne fonctionnent tout simplement pas, et que cette diète décourage les personnes faisant un régime,  les rendant plus susceptibles de reprendre du poids. Il n’y a rien de mal à être gros-se mais il y a définitivement quelque chose de terrifiant à être dysphorique et sous-traité-e à cause de son corps.

Les personnes grosses et trans peuvent chercher un recours légal, malheureusement difficile à trouver, à travers l’American Disabilties Act.

Dans le sixième circuit [une des 13 cours d’appel des USA] il a été décidé que les personnes grosses ne pouvaient être qualifiées comme handicapées sans avoir pu prouver qu’un handicap sous-jacent était la cause de ce surpoids.

En d’autres termes, qu’importe à quel point vous êtes gros-se, ou si ce surpoids impacte votre mobilité, dans le sixième circuit, si vous ne pouvez pas prouver d’où vient votre surpoids, vous n’êtes pas handicapé-e. Sous cet angle, en mettant de côté la maltraitance des personnes grosses et handicapées, cela ferme l’un des rares chemins possibles au recours légal.

Le fat-positivisme et le body-positivisme sont à un croisement où ils feraient bien de décider s’ils continuent d’être cis blanc et validistes, ou s’ils embrassent la libération pour tous. Qui allons-nous entendre dans ces cercles de fat-positivisme ? Quelles voix vont s’élever ? Et pourquoi ?

C’est pourquoi nous devons continuer à rendre nos espaces plus inclusifs, nous devons nous rappeler les raisons pour lesquelles nous faisons cela. Pas pour avoir des cookies. Pas pour être félicité-es pour daigner inclure des personnes grosses et trans, des personnes handicapées et des personnes de couleur. Plutôt parce que nous sommes tous et toutes prisonniers/ères d’une machine précaire qui vole nos valeurs d’origine et nous segmente en hiérarchies des corps, et jusqu’à ce qu chacun-e soit libre, jusqu’à ce que la/le plus marginale d’entre nous soit libre, aucun-e de nous ne sera libre.

Normalement je mets ici mon pot à pourboires mais si cet article vous a plu, je vous suggère de donner à l’une de ces personnes sur twitter #TransCrowdFund ou de faire un don à The Trans Lifeline.

Merci à Val’ pour cette traduction

Crédit Illustration Tumblr Lethevivus