Queer avec un Gros Q, en quoi la grosseur est un enjeu queer et féministe

Queer avec un Gros Q, en quoi la grosseur est un enjeu queer et féministe ?

Traduction d'un article de Anna Mollow

Peu après la prise de fonctions de Barack Obama en 2009, la première dame Michelle Obama a lancé une campagne nationale d’amincissement intitulée « Let’s Move! » (« Bougeons ! ») et, par là même, une nouvelle escalade de la « guerre contre l’obésité » déjà profondément enracinée aux États-Unis, semblant surfer sur les thèmes de campagne de son mari, l’espoir et le changement, tout en favorisant nettement le secteur de la perte de poids qui représente 60 milliards de dollars par an dans le pays. 

Tout comme lors des guerres métaphoriques précédentes (contre les drogues et le terrorisme), dans ce combat contre la grosseur, il est difficile de distinguer les héros des ennemis ou, selon les termes rendus célèbres par l’émission de télé-réalité The Biggest Loser, aussi brutale que populaire, de distinguer les grands gagnants des « grands perdants ». Celles et ceux qui poursuivent le combat dans la guerre contre « l’obésité » font parfois preuve d’ambiguïté quant à ce qui (les kilos ?) ou qui (les personnes grosses vues à la télé en train de manger des frites ?) en constituent les cibles. « Détester le péché mais aimer le pécheur » pourrait être le cri de ralliement du combat de l’Amérique contre le vice présumé qu’est la grosseur. Cibles constantes de moqueries, emblèmes pratiques de la « mauvaise santé » et du manque de contrôle, épouvantails d’un avenir dont il faut préserver nos enfants : les personnes grosses sont-elles ce que les personnes queers étaient pour la génération précédente ?

Depuis la création de The Fat Underground en 1973 par les féministes radicales Judy Freespirit et Aldebaran, les militant·es gros·ses s’efforcent de mettre en lumière la nature inséparable de l’homophobie et de la grossophobie. De nos jours, une communauté grosse et queer dynamique met au premier plan cette même intersection. Mais les communautés queers dans leur ensemble n’ont pas encore épousé la cause de la libération des personnes grosses. « Je n’ai pas l’impression qu’en général, l’attitude des gays et lesbiennes quant à la corpulence permet aux personnes grosses de se sentir acceptées, » note la militante grosse et queer Julia McCrossin.

Elle donne en exemple les programmes de perte de poids promus par le Mautner Project (l’organisation nationale lesbienne pour la santé), qui reposent sur la croyance qu’il est mauvais pour la santé d’être gros·se. Il s’agit du premier parallèle entre l’oppression des personnes grosses et l’homophobie : la présomption largement partagée qu’il est question d’une affection dangereuse.

En 1966, le magazine Time décrivait l’homosexualité comme une « maladie pernicieuse ». Aujourd’hui, « une épidémie mortelle » est le cliché le plus courant pour parler d’« obésité ». Les termes « obèse » et « en surpoids », privilégiés par un corps médical qui reçoit de généreuses dotations de la part du secteur pharmaceutique (qui fabrique des médicaments visant la perte de poids) et du secteur des régimes (qui finance la majeure partie des grandes études sur l’« obésité »), et qui a lui-même tout intérêt à pathologiser la grosseur (la chirurgie bariatrique est une affaire de gros sous), donnent l’impression qu’un poids supérieur à la moyenne constitue une maladie. Mais la corrélation entre corpulence et santé est en fait minime. Les risques liés à l’« obésité morbide » ne sont pas plus élevés que ceux liés au fait d’être de sexe masculin, et les personnes « en surpoids » vivent plus longtemps que les personnes de poids « normal ». De plus, l’idée que la grosseur représente un risque pour la santé passe outre un principe élémentaire de l’analyse statistique : corrélation n’est pas causalité. Les petites différences d’espérance de vie entre les personnes de corpulence moyenne et les personnes très grosses ne sont probablement pas dues au poids lui-même, mais plutôt à des facteurs liés à la grosseur : stigmatisation sociale, discrimination économique, ainsi que les effets néfastes des régimes restrictifs et des médicaments visant la perte de poids.

Les conservateurs mettent l’« épidémie d’obésité » dont parlent tant les médias sur le compte d’un manque de volonté individuel, tandis que les libéraux accusent les fast-foods, les repas scolaires riches en calories et les emplois sédentaires. Mais il est peu probable que l’un ou l’autre de ces facteurs soit responsable de notre grosseur. Après tout, les personnes minces regardent la télévision et mangent à McDo elles aussi, et il n’a jamais été prouvé que les personnes grosses consomment plus de calories, ou plus de « junk food », que les autres. Et comme de nombreux livres de qualité l’ont démontré (voir The Diet Myth de Paul Campos et Rethinking Thin de Gina Kolata pour des explications détaillées sur quelques-unes des informations scientifiques présentées dans cet article), nous ne sommes pas au beau milieu d’une « épidémie » de grosseur. Depuis 1990, les Américain·es ont pris, en moyenne, environ 7 kg. Il n’y a guère de quoi s’alarmer, d’autant plus que cette augmentation modeste de notre corpulence collective peut être une bonne chose : une diminution du tabagisme pourrait être l’une de ses causes (arrêter de fumer donne généralement lieu à une prise de poids), tout comme la popularité grandissante de la musculation sous diverses formes (les statistiques sur l’« obésité » sont basées sur l’IMC, qui classe Matt Damon parmi les personnes « en surpoids » et Tom Cruise dans les « obèses »).

La grosseur n’est pas non plus un « style de vie », un qualificatif que les conservateurs emploient souvent à propos de l’homosexualité. La corpulence est avant tout déterminée par la génétique, et si les régimes et programmes d’exercice physique peuvent donner lieu à une perte de poids à court terme, ils ont un taux d’échec de 95 % à long terme. Pourtant, comme les personnes queers vivant avec le VIH ou le SIDA, les personnes grosses sont stigmatisées pour un état de santé dont elles sont tenues pour responsables. Elles font l’objet d’intimidations de la part de conservateurs comme Mike Huckabee, de moqueries de la part de libéraux comme Jon Stewart (à qui il ne viendrait évidemment pas à l’idée de plaisanter sur le dos des lesbiennes ou des gays), de sermons sur leur poids de la part des professionnels de santé, et subissent en plus un déluge de publicités promettant de « soigner » leur prétendu problème.

Ça vous rappelle quelque chose ? Les tentatives menées par la psychiatrie pour soigner l’homosexualité, peut-être ? Les inquiétudes de notre culture quant à l’« épidémie d’obésité », sa promotion d’un régime révolutionnaire ou produit miracle après l’autre, et son intimidation moraliste de celleux qu’elle estime « trop gros·ses » sont aussi propices à la haine de soi que le sont les « thérapies de conversion » visant les personnes queers. Mais alors que les dangereuses thérapies de conversion que les fondamentalistes religieux pratiquent sur les personnes LGBTQ sont à juste titre la cible de contestations politiques et d’interventions de la justice, l’utilisation de thérapies de conversion pondérales approuvées par le corps médical (autrement dit, les régimes) provoque bien moins de remous à gauche. « Let’s Move! », fait remarquer McCrossin, est en fin de compte « une thérapie de conversion, dans une version visant les personnes grosses, sponsorisée par le gouvernement et ciblant les enfants ». Si nous interdisons l’utilisation des thérapies de conversion sur les enfants (une pratique désormais condamnée par l’Association américaine de psychiatrie), pourquoi imposons-nous donc des programmes semblables aux enfants gros, exposant des adolescents, comme on l’a vu récemment, à l’humiliation et aux risques pour la santé qu’implique la compétition pour le titre du « plus grand perdant » ?

Notre psyché collective aurait-elle besoin d’un bouc émissaire ? Les personnes LGBTQ commencent à obtenir une certaine légitimité, alors peut-être faut-il leur trouver des remplaçants, et les personnes grosses (ainsi que d’autres personnes « marginales », comme les musulman·es, les immigrant·es, les sans-abri et les fol·les) font parfaitement l’affaire. S’il existe en nous toustes un besoin psychique profondément ancré qui nous pousse à faire d’un « autre » marginalisé l’objet de notre colère et de nos insatisfactions, alors comment pouvons-nous résister à l’envie d’obéir à cette pulsion ? Ce sont des questions que nous devrions nous poser ; mais au lieu de cela, il semblerait que nous préférions nous lancer dans des discours psychologisants quant à l’incapacité supposée des personnes grosses à résister à leurs envies. Nous parlons avec assurance des causes de la suralimentation (qui concerne forcément les personnes grosses, supposons-nous) : « manger ses émotions », l’« addiction à la nourriture », la grosseur comme « bouclier » face à une sexualité « normale », la nourriture en guise de « substitut à l’amour ».

Ces explications dignes de psychologues de comptoir sont aussi spécieuses que les théories que l’on entendait autrefois sur les « mères dominatrices » et les « pères absents » comme causes de l’homosexualité masculine, ou les « mauvaises expériences avec les hommes » comme prérequis au lesbianisme. Et pourtant, elles font figure de vérités généralement acceptées, même parmi les militant·es féministes et queers. Le poids, on le sait depuis longtemps, est un enjeu féministe ; mais le best-seller éponyme de Susie Orbach (1978, traduit en français en 2017) offre une thèse franchement grossophobe, incitant ses lecteur·ices à réussir une « perte de poids permanente » en apprenant à « régler [leur] compulsion alimentaire ». Læ théoricien·ne queer Lauren Berlant contribue également à la dévalorisation de la grosseur (et peut-être, par mégarde, aux préjugés racistes et classistes) en s’inquiétant des « sous-prolétaires américain·es » et personnes racisé·es qui succombent à une « mort lente » due à l’obésité.

La mort, lente ou rapide, est ce qui nous fait vraiment peur lorsque nous faisons une fixation sur l’« épidémie d’obésité ». Comme l’a écrit Leonard Pitts, chroniqueur progressiste soutenant la cause homo : « nous sommes une nation de gros lards qui se dandinent vers leur perte ». C’est non seulement cruel, mais factuellement inexact : les Américains n’ont jamais vécu aussi longtemps. Cependant, la remarque de Pitts est intéressante car elle clarifie la fonction que le concept d’obésité occupe dans notre culture actuelle. L’obésité et l’homosexualité se ressemblent et se recoupent, les deux termes permettant aux Américain·es de parler par procuration de leurs angoisses à propos de la mort, du handicap et de la maladie. Dès qu’il est question du SIDA, les commentateurs conservateurs dénoncent la « maladie » de l’homosexualité et qualifient l’homosexualité masculine de « culture de la mort ». Si l’on en croit la droite, les sexualités queers représentent une menace pour nos enfants, un risque pour la sécurité nationale et un fléau pour notre avenir. On retrouve le même genre de discours lorsque l’on parle d’« obésité », à gauche comme à droite : les personnes grosses sont accusées de « mourir de trop manger », d’affaiblir notre armée, de surcharger notre système de santé et de favoriser la maladie chez les enfants.

De toute évidence, les revendications homophobes sont indissociables de la peur et de la haine envers les personnes grosses dans notre culture. L’injure « grosse gouine », qui sert à maintenir sous contrôle des femmes de toutes corpulences et orientations sexuelles, est un parfait exemple des intersections profondément enracinées entre grossophobie et homophobie. Le fait est qu’une nouvelle étude, financée au niveau fédéral, cherche à déterminer pourquoi les femmes et jeunes filles lesbiennes et bisexuelles font partie des populations « les plus durement touchées » par l’« épidémie d’obésité ».

Les femmes queers ne sont pas le premier groupe à faire l’objet de ce genre d’attention : les niveaux disproportionnés d’« obésité » parmi les populations latinx et afrodescendantes sont aussi ciblés par différentes interventions de santé publique depuis des décennies. Dans le chapitre qu’elle a rédigé dans The Fat Studies Reader (2009), Bianca D. M. Wilson décrit ce qu’elle ressent en entendant des déclarations sur le thème « c’est mal d’être gros » appliqués aux communautés auxquelles elle appartient : « Cela me rappelle que j’appartiens aux “populations cibles”, les personnes noires et grosses ou lesbiennes… Leur discours sur ma mort prématurée et imminente en raison de ma corpulence se juxtapose à mes expériences et mon travail au sein des communautés noires homosexuelles, ce qui démontre qu’il existe des ennemis bien plus dangereux pour la santé et le bien-être des femmes noires lesbiennes et bisexuelles que la graisse de notre corps, comme la violence, la pauvreté et l’oppression psychologique. » 

Les programmes anti-obésité à destination des personnes racisées et des femmes queers ne peuvent qu’exacerber les problèmes évoqués par Wilson : en renforçant les préjugés grossophobes, ils exposent ces groupes à davantage de violence, de discrimination économique et d’hostilité de la part de la culture dominante. Comme le fait remarquer Margarita Rossi, une militante grosse, queer et latina, dans une interview avec Julia Horel de Shameless Magazine : « la grossophobie sert souvent de prétexte au racisme, et inversement ».

En tant que militant·es antiracistes, féministes et queers, nous devons faire de la libération des personnes grosses un aspect central de notre travail ; nous devons rejeter de façon explicite et sans équivoque l’idée que la corpulence est un « choix de vie » qui peut ou devrait être changé. Et ne nous y trompons pas : il est dans l’intérêt de toustes, quelle que soit notre corpulence, de devenir les allié·es des personnes grosses. Je suis une femme mince, et pourtant, ma vie me donne bien des raisons de combattre l’oppression des personnes grosses. Comme la plupart des femmes, j’ai passé des années terrorisée à l’idée d’être ou de devenir « trop grosse » (ce n’est pas une coïncidence si pendant ces mêmes années, j’avais aussi très peur d’être ou de devenir lesbienne). Ma compagne (et future épouse) est une femme grosse. La vie avec une maladie chronique souvent considérée comme « psychosomatique » m’a appris ce que c’est que de se voir reprocher une condition physique sur laquelle je n’ai absolument pas prise. Un jour, je serai peut-être grosse, moi aussi. Et j’en ai assez des oppressions de toutes sortes : je refuse de participer à la maltraitance d’un groupe entier de personnes sous le simple prétexte que leur apparence ne correspond pas aux idéaux hégémoniques de la « normalité ».

La guerre contre la grosseur, tout comme les tentatives visant à « guérir », « convertir » ou « réparer » les sexualités queers, va échouer. Tout comme (et nous devons nous en assurer) la guerre contre les personnes grosses. Si vous voulez dire que vous étiez du bon côté de ce combat quand la libération des personnes grosses deviendra mainstream (ce qui arrivera tôt ou tard), les possibilités ne manquent pas. Pour commencer, arrêtez les régimes. (Et si vous dites que vous n’êtes pas au régime mais que vous adoptez simplement une « façon de manger plus saine », demandez-vous si vous continueriez à respecter ces restrictions alimentaires si vous saviez qu’elles allaient vous permettre d’être en meilleure santé, mais avec 20 kg de plus.) Évitez tout discours ayant trait aux régimes : prenez conscience que des remarques comme « il faudra que j’en fasse plus à la salle demain pour évacuer ces calories » ou « est-ce que j’ai l’air grosse avec ce pantalon ? » sont aussi problématiques que les craintes que certains vêtements ou accessoires risquent de vous donner l’air queer. Au lieu de complimenter les gens avec des adjectifs comme « menu·e », « mince » ou « svelte », trouvez d’autres aspects qui méritent vos éloges. Faites disparaître les mots « obèse » et « en surpoids » de votre vocabulaire, et remplacez-les par « gros·se », tout simplement.

Commencez à regarder les personnes grosses d’un œil nouveau ; vous remarquerez qu’elles sont aussi belles et sexy que n’importe qui d’autre. Si jusqu’ici, vous aviez exclu les personnes grosses de vos partenaires sexuel·les potentiel·les, incluez-les et excluez plutôt les grossophobes. Partez à la découverte de la blogosphère grosse (ou la « Fat-O-Sphere », comme l’appellent Kate Harding et la contributrice au magazine Bitch Marianne Kirby dans leur fabuleux guide anti-régimes). Profitez des réflexions de Tasha Fierce sur la race, le sexe et la mode grande taille sur son blog, et renseignez-vous sur les avantages immérités de la minceur sur This Is Thin Privilege. Rejoignez un groupe qui lutte à la fois contre le racisme, la grossophobie et les LGBTQphobies (comme NOLOSE ou It Gets Fatter). Soutenez la campagne « I stand against weight bullying » qui conteste le harcèlement des enfants gros validé par le gouvernement. Mangez un cookie. Ou de la tarte. Oubliez la « culpabilité ». Et faites passer le mot : beaucoup de gens n’ont jamais entendu parler de la grossophobie ou de la libération des personnes grosses, mais une fois qu’iels seront au courant, iels sauront, comme vous, ce qu’il faut faire pour arranger les choses. 

Article, publié le 10 mai 2013, disponible en version originale : cliquez ici.

Photo featuring plus-size model by Michael Poley of Poley Creative for AllGo, publisher of free stock photos featuring plus-size people.

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Pourquoi le féminisme doit s’emparer de la grossophobie

Aller chez le médecin m’a toujours plongé dans l’anxiété. Depuis que je suis un-e enfant, les médecins ont fait des remarques ignobles sur mon poids devant moi. Quand j’avais 8 ans, un médecin a dit à ma mère que mes allergies alimentaires devaient « marcher à l’envers » puisque j’étais « si grosse ». Et il a ri.

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